Afrique : regarder vers l'Asie
Alors que la dernière année de la première décennie du XXIe siècle vit ses ultimes moments, on peut prédire, sans risque de se tromper, que les années zéro du nouveau siècle seront analysées plus tard par les historiens, avec le recul nécessaire, soit comme un formidable tournant ayant propulsé la Chine, en même temps qu'un bloc de pays asiatiques, à l'avant-scène du leadership mondial, soit comme une promesse non tenue par ces derniers, à l'image du Japon des années soixante-dix que certains experts, le moindre n'étant pas l'universitaire américain Ezra Vogel, avaient déjà considéré comme le futur numéro Un du monde, avant que son économie ne s'effondre sous la pression de la déflation, de ses pensions de retraite et de l'essoufflement de ses exportations.
Quel que soit le verdict final, il ne coûte rien aux pays africains de se rapprocher dès à présent de cette région du monde pour comprendre ce qui explique son dynamisme actuel. Et s'en inspirer tout en évitant certains des faux-pas qu'elle a connus ou se distancier des approches qui contredisent leur propre génie.
On arrive forcément à une telle conclusion quand on a la chance d'observer en direct ce qui semble être la prise de pouvoir planétaire par les nations asiatiques. Le faire à partir de Pékin, cœur palpitant d'une Chine redevenue fière et puissante, est de surcroît un rare privilège. Pour un Africain, la question essentielle revient à se demander ce que nous pouvons gagner dans cette redistribution des cartes en cours... Et, par conséquent, à mettre sur la table l'une des rares questions à ne pas apparaître dans la série des analyses que les experts, surtout des pays et instances occidentaux, consacrent ces jours-ci à cette période charnière de l'histoire de l'humanité. Ce tournant est trop important pour que l'Afrique soit à la traîne du mouvement. Elle doit saisir sa chance. J'en ai été davantage convaincu en étant ici, à Pékin, en ce moment précis ; ce qui m'a permis d'avoir la confirmation d'un phénomène que j'ai pu observer méthodiquement ces dernières années à travers l'actuelle montée en puissance de l'Asie.
L'exemple chinois, qui n'est pas exclusif, peut servir de baromètre à un tel constat. Il suffit en effet de discuter avec des dirigeants chinois, et en particulier ceux du secteur industriel, pour comprendre qu'une ruée de grande ampleur est en préparation. Elle se prépare avec les moyens financiers conséquents dont ils disposent. A coup de milliards de dollars, ils sont prêts à conquérir les marchés africains, non plus seulement pour leurs ressources naturelles, mais pour y construire les infrastructures qui font défaut à l'Afrique. C'est, comme rarement dans l'histoire de l'Afrique, un dialogue hautement stratégique qui se présente. Comme me l'ont expliqué hier encore les responsables d'une grande multinationale chinoise, rien n'échappera à leur intérêt : routes, autoroutes, logements sociaux, centrales hydro-électriques, barrages, formation professionnelle, industries industrialisantes, bref, c'est une Chine décomplexée et disposant de technologies conformes aux besoins africains qui est prête à entrer dans cette relation stratégique avec l'Afrique.
Dans cette deuxième décennie du siècle qui commence, l'Afrique peut donc tirer son épingle du jeu. En refusant d'abord que d'autres parlent à sa place. Elle doit dire à la Banque mondiale de cesser de se poser en ‘baby-sitter’ du continent dans la mesure où ses politiques d'ajustement structurel, au service des intérêts des pays occidentaux, n'ont pas été des modèles de réussite sur le continent. Que son président, l'Américain Robert Zoellick, s'entête pour que les investissements chinois en Afrique passent ‘par nous’ n'est que le signe d'une maladresse qui masque mal les peurs de l'institution qu'il dirige en même temps qu'il traduit le sentiment de ses sponsors occidentaux étatiques qui voient d'un mauvais œil l'influence grandissante de la Chine en Afrique. On peut appliquer le même diagnostic au Fonds monétaire international (Fmi) : ayant perdu toute crédibilité dans les pays asiatiques depuis la crise financière dans cette région du monde en 1997-1998 qui le vit prodiguer des conseils ayant accentue la crise, il n'a plus de prise sur les responsables de l'Asie. La plupart de ces derniers ont déjà souscrit à l'Accord de Chiang-Mai qui, depuis quelques années, en facilitant les échanges de monnaies locales, est un Fmi asiatique. Ces dirigeants asiatiques rêvent d'avoir leur propre instance régionale de régulation de leurs finances nationales ; ce qui signifie la fin de ce qui reste de la mainmise que le Fmi a pu y avoir dans le passé.
Qu'on ne se trompe pas : les foucades de cette organisation qui tient encore virtuellement les commandes de plusieurs économies africaines, pourraient n'être que souvenirs du passé ou d'un triste présent si les pays africains se montrent capables de tisser une alliance stratégique avec les pays asiatiques en comprenant que modernisation n'est plus forcément synonyme d'occidentalisation.Il ne faut pas se laisser berner par l'importance que les institutions de Bretton Woods tentent de se donner en profitant du bol d'air que leur offre la crise financière actuelle. Et ne même pas se laisser divertir par le dernier accord obtenu à l'arraché par le Fmi des mains des dirigeants du Congo Kinshasa, sous le prétexte, qu'ils ne doivent plus s'endetter trop lourdement s'ils veulent bénéficier des annulations de dettes portées par les fallacieuses stratégies de réductions de la pauvreté qui ne sont que des stratégies de relations publiques, aussi bien pour le Fmi que pour la Banque mondiale, en perte d'identité. En se montrant plus vertueux et en faisant preuve de rigueur et de patriotisme dans la gestion de leurs économies nationales, les pays africains ne donneront plus de prétexte à l'immixtion sans résultats de ces instances étrangères dans la direction des affaires continentales.
Ils ont d'autant plus de raison de s'opposer à leur volonté de contrôle que les préceptes économiques occidentaux, à la sauce néolibérale, au même titre que les ambivalences idéologiques ou démocratiques, selon l'inclinaison du sujet étatique à leur égard, sont devenus faciles à critiquer. Qui n'a, à cet égard, en mémoire, les monumentales faillites des modèles que pays et institutions de cette partie du monde ayant le plus profiter de la faiblesse des autres régions du monde, celles du Sud, en particulier, leur ont imposés depuis la nuit des temps. Cela dure depuis la révolution industrielle il y a plus de trois siècles. L'esclavage, la colonisation et une globalisation sous contrôle n'ont été que des manifestations d'une volonté de domination, une sorte de prolongement de l'idéologie aryenne, qui n'a considéré les autres qu'en termes de rapport inégal.
La déroute occidentale saute à l'œil nu. Il n'est pas besoin de chercher trop loin pour dénicher ses manifestations. On s'en rend compte à travers les efforts désespérés des Européens, France en tête, pour contrôler le dialogue sino-africain. C'est le sens de leurs appels répétés, aussi bien au niveau des Etats européens que de l'Union européenne, en faveur de l'instauration d'un trilogue. Ils l'appellent un ‘gagnant-gagnant-gagnant’. Objectif clair : c'est une façon de surveiller ce qui doit prioritairement être un dialogue sino-africain.
Dans cette partie de poker, l'Amérique, elle, ayant une lecture plus dynamique des mouvements de balancier géopolitique, a déjà choisi. Elle sait que le basculement international en cours fait passer la manœuvre de l'Atlantique au Pacifique et, par conséquent, elle ne cherche pas à contenir, mais à contenter, les pays asiatiques, quitte à accepter l'inéluctable rapprochement de l'Afrique en direction de l'Asie. Sans doute est-ce parce qu'elle n'a pas eu un vrai passé colonial et qu'elle n'a pas oublié celui de sa domination antérieure par une puissance européenne, en l'occurrence la Grande-Bretagne, avant qu'elle ne se libère par les armes puis au plan économique lors de son propre envol en 1870.
Je veux être bien compris. Certes, le risque d'une colonisation ‘à la chinoise’, ou, plus généralement, à l'asiatique, n'est pas impossible dans la mesure où l'asianisation de l'Afrique pourrait comporter des risques.
Certaines valeurs démocratiques pourraient être remises en question ; elles le sont déjà du fait du modèle centraliste que mettent en avant les pays asiatiques en s'appuyant sur l'Etat développementaliste, exportateur et régulateur, dont le modèle le plus achevé est celui créé à Singapour par un Chinois Haka, en la personne de son ancien Premier ministre Lee Kwan-Yew. Il ne s'agit toutefois pas de copier les yeux fermes ce que les autres, asiatiques ou pas, ont réalisé.
Mais ayant vécu le réveil asiatique de ces dernières années et sachant ce qu'il peut représenter comme source d'inspiration pour l'Afrique, je pense franchement que notre continent a tout intérêt à comprendre pourquoi malgré le froid de canard, à moins cinq degrés, qui prévaut actuellement dans cette partie de l'Asie, en Chine, l'atmosphère ambiante est si chaude du fait d'un sentiment, largement partage, qu'une page déterminante de l'histoire contemporaine est en train de s'y écrire. Plusieurs facteurs explicatifs peuvent être avances, y compris le fait que les capitaux sont maintenant en Asie, que les grands groupes s'y délocalisent, que les fusions-acquisitions s'y développent plus rapidement qu'ailleurs, que le commerce mondial y a son siège, que la correction des déséquilibres macro-économiques est tributaire des décideurs locaux et non plus des instances financières de Washington, sans compter le rôle d'ensemble des monnaies asiatiques, dans l'immédiat et le long terme.
Au total, les réussites de ces réformes économiques, engagées à travers des organisations régionales aussi dynamiques que l'Asean ou au niveau national, sous la dictée de dirigeants visionnaires et patriotiques, aussi bien que l'acclimatation de nouvelles formes de gestion qui associent valeurs du passé et identités culturelles sans rien céder aux bonnes pratiques si facilement accessibles en cette ère de l'Internet et de l'économie du savoir, ont été avantageusement mises à leur profit par les pays asiatiques. Voir ce qui s'y passe relève donc de l'urgence car, décidément, à l'Est, il y a du nouveau.
Cela est en nette opposition vis-à-vis de l'alternative angoissante que nous offrent nos partenaires classiques du monde occidental, en perte de repères et désormais sans moyens financiers. C'est dire que le moment de briser la relation centre-périphérie, diagnostiquée par l'Argentin Raul Prebisch et l'Egyptien Samir Amin, se présente enfin à l'Afrique pour mettre fin à ces années d'un rapport nord-sud inégal et qui n'a jamais été conçu pour permettre le développement des pays du Sud, surtout ceux d'Afrique. Malgré ses malheurs, qui ont été accentués par ses bienfaiteurs occidentaux, l'Afrique a maintenant un avenir. Elle passe par l'Asie, si elle sait jouer sa carte. Son vaste marché intérieur, ses populations et ses ressources naturelles lui donnent un destin, et l'histoire le sait, qui veille !
Adama GAYE Journaliste Auteur de Chine Afrique: Le dragon et l'autruche adamagaye@hotmail.com