Le chaos prémédité
« Hélas, on voit que de
tout temps, les petits ont souffert
des sottises des grands »
LA FONTAINE
J’avais dit ici-même, que connaissant Abdoulaye Wade d’assez bonne date, je pouvais dire qu’il était tout sauf un suicidaire. Il inspirait le mal, mais il ne soufflait jamais le chaos. Je dois réviser ma position et confesser mon erreur. A moins que le président de la République ait pris avec la réalité une distance tout à fait irrémédiable, il prend pour de la témérité ce qui n’est en réalité que folie. Si cette grande colère qui gagne les rues s’amplifiait, son pouvoir ne lui résisterait pas. Car il ne s’agit pas de savoir quand surviendra le chaos. Nous y sommes déjà. Il va prendre des formes plus ou moins violentes selon les jours, les semaines, mais il est là pour durer. Les colères qui se manifestent de manière désordonnée, sans tête de pont et sans encadrement sont le présage d’une fin apocalyptique. Les populations se mettaient jusqu’ici derrière leurs partis, leurs syndicats, leurs associations et leurs marabouts qui agissaient en leurs noms. Elles ont l’impression, peut-être à raison, que ces contre-pouvoirs qui étaient à l’avant-garde de la contestation sociale ne servent plus à rien. Les uns se sont laissé corrompre, les autres amadouer. Puisqu’il faut quand même mourir de quelque chose, chacun veut se faire entendre avant de se laisser mourir. Les Sénégalais vivaient la misère chez eux, mais pouvaient vaquer à leurs « préoccupations ». Ils sont désormais cloués dans leurs maisons avec leur misère, suspendus entre le plafond et les tapis d’algues vertes. Si le président de la République ne voit pas le chaos qui l’entoure, c’est qu’il est devenu aveugle. S’il n’entend pas les imprécations de son peuple, c’est qu’il est devenu sourd.
Voilà plusieurs années qu’Abdoulaye Wade s’est attelé à désintégrer son parti, en voulant le soumettre à son fils. Maintenant que Karim Wade a fait la preuve de son incapacité notoire, il n’y a pas de Pds pour le suppléer. Ceux qui appelaient à son meurtre doivent se rendre compte que le Pds est mort, tué par celui qui dit l’avoir « créé ». Il ne reste qu’à l’enterrer, ce que se prépare à faire Aminata Tall en grandes pompes… funèbres. Les rares membres qui bougeaient de ce corps moribond ne le font plus. C’est la seule nouveauté de cet hivernage pluvieux. On n’y entend moins Farba Senghor brailler sans arrêt contre les journalistes. On y voit moins les anciens porte-paroles, Babacar Gaye et Amadou Sall, porter leurs écriteaux à la gloire de leur chef. Surtout, on ne nous annonce pas que Karim Wade va se lancer en politique à la fin du ramadan. Ses rampes de lancement sont inondées par les eaux de pluie, lui-même trempé dans ses « affaires » compromettantes. Les responsables du Pds ne se querellent plus pour accueillir leur chef à sa descente d’avion. De lui-même, Abdoulaye Wade se dérobe à l’approche des caméras et se dissimule dans sa limousine présidentielle. Rappelez-vous qu’à la même période de l’année dernière, quand le père nous promettait sept lignes de TGV, le fils négociait des centrales nucléaires sur le perron de l’Elysée. Nous les connaissions comme des empaqueteurs ingénieux, mais nous ne savions pas que nous tenions là les deux plus grands menteurs publics contemporains.
Restent tous ceux qui, comme Iba Der Thiam, Bamba Ndiaye, agissaient par devoir de solidarité. Ils sont eux-mêmes abasourdis devant l’ampleur du désastre. L’homme qui les enchantait avec ses hôtels cinquième génération et sa plus belle Corniche d’Afrique de l’Ouest les pétrifie.
C’était folie que de camoufler sous des réalisations d’infrastructures, des financements dont le seul but était d’enrichir une fratrie politique. Plus de mille milliards ont été gaspillés -quand on y ajoute toutes les terres offertes gracieusement- pour les résultats que l’on connait. Et pour souffrir des conséquences de cette gestion aventureuse, nous sommes seuls face à notre mal. Si la même quantité d’eau qui s’est abattue sur le Burkina Faso se déverse sur le pays dans les prochains jours, il faudra faire avec le pire. Nous en avons peut-être connu depuis que Dakar a été érigée en commune, en 1887. Mais nous n’avons jamais été aussi mal préparés à la catastrophe. Il faudra à l’Etat des moyens qu’il n’a plus. Pendant ce temps, le président de la République honore les suites royales de sa présence fantomatique. Il a visité la semaine dernière une nouvelle résidence qu’il s’est achetée à côté de chez Johnny Halliday, à Marne-la-Coquette. Il a rencontré les meilleurs architectes pour une nouvelle maison familiale qu’il veut se construire sur la Corniche. Cette désinvolture est inacceptable, et c’est ce que les Sénégalais de France ont voulu lui dire de vive voix. Se peut-il que son ouïe lui joue des tours ? Le Premier ministre, qui se démène tout seul dans cet environnement chaotique, n’a aucune emprise sur ses ministres. Ou alors, il doit nous dire pourquoi, alors qu’il ne lui avait donné qu’une semaine de vacances, Karim Wade traîne encore sur les plages de la Côte d’Azur en petite culotte.
La fin d’année s’annonce encore plus difficile. L’Etat, après plusieurs mois d’un déficit qui, contrairement aux chiffres avancés, pourrait bien dépasser les 200 milliards, aura du mal à boucler son prochain budget. Les bailleurs naturels, qui sont venus au secours de l’Etat au milieu de l’année, ont décidé de punir Abdoulaye Wade pour ses extravagances. Ils ne comprennent pas qu’un gouvernement aussi indigent brade ses terres et consacre les milliards qu’il va emprunter pour son développement à des « monuments ». Mais surtout, ils ne comprennent pas qu’après quatre années de folie avec l’Anoci, Abdoulaye Wade fasse de son fils le percepteur principal de tous les financements étrangers. Il en a dessaisi le ministre des Finances pour des raisons qui n’ont convaincu personne. Depuis son élection, le chef de l’Etat n’a aligné que des contre-performances, aidé de son fils et bientôt de sa fille. Pour nous montrer justes, mettons à son actif quelques prouesses. Comme réussir à retourner les accusations du meurtre de Me Babacar Sèye contre ses accusateurs. Le résultat est qu’en engageant la prédation de notre Economie pour enrichir ses ouailles, Abdoulaye Wade a disloqué ce que nous avions de plus cher, notre République. La Justice n’y a jamais été indépendante, mais elle n’y a jamais été soumise. L’Assemblée nationale n’y a jamais été libérée, mais elle n’y a jamais été humiliée. Il avait les moyens de laisser sur une de ces pages, sa petite marque. Mais dès qu’il s’agit d’argent, son vieil esprit voyou s’illumine sans effort.
SJD
Auteur: Souleymane Jules DIOP