Qui sont ces nouveaux Sociologues ?
Depuis quelque temps, les plateaux de télévision et les radios sont pris d’assauts par de drôles de spécialistes : dans la plus part des cas ce sont des sociologues. Sociologue : titre très vendeur ou, comme le notait un collègue français, plus « sexy » que les titres de philosophe, psychologue ou anthropologue, moins connus du public. Je ne sais pas à quoi est- ce dû ? C’est sans doute lié au préfixe « socio » « socius » qui renvoie à la société, donc Sociologie serait forcément égale à Société et pour parler de la société en général, on ferait plutôt appelle au sociologue. Ce qui serait pour le coup injuste et réducteur pour mes collègues philosophe, psychologue ou anthropologue ; c’est comme si eux aussi n’analysaient pas nos pratiques sociales. C’est ce qui explique peut-être le fait que j’ai très rarement entendu les médias dire : « Nous recevons aujourd’hui notre ami philosophe, anthropologue ou psychologue ».
En tant que simples observateurs, nous pouvons nous estimer heureux d’avoir au Sénégal la possibilité de nous exprimer librement dans les médias, ce qui n’est pas le cas dans beaucoup de pays qui nous entourent. On peut donc s’estimer heureux que notre système produise cette hyper activité de certains de nos concitoyens, cela dénote probablement une certaine vitalité de notre vie intellectuelle.
Ce qu’est ou n’est pas la Sociologie
Mais qu’est-ce que la Sociologie, du moins, quelle devrait être l’attitude d’un praticien de ce type de discipline ? J’avais appris en première année de Fac qu’elle exigeait une prise de distance avec les objets. Pour étudier une pratique sociale, il fallait prendre du temps, la Sociologie n’est pas une chronique journalière ou hebdomadaire. Si la Sociologie est une discipline qui se prononce sur tous les aspects de la vie sociale, politique ou économique, le sociologue n’est pas pour autant un spécialiste de tout. Mon attention a été surtout attirée ces derniers temps par trois personnages fort sympathiques : Djiby Diakhaté, Khaly Niang et Aly Khoudia Diao.
Je ne me souviens plus du nombre incalculable de fois où j’ai eu des frissons en entendant leurs interventions dans les radios et télévisions privées. Ils se sont prononcés sur tous les sujets : la « crise » de l’éducation, la « crise » des valeurs, les questions politiques, les allers et retours d’Idrissa Seck, les viols, l’inceste, la géopolitique, Djinn Maimouna au lycée lamine Gueye, etc. M. Diakhaté, pendant la vague de crises constatée chez les jeunes filles à travers les lycées du pays, affirmait sans sourciller que le phénomène était notamment lié aux stress des examens et qu’il fallait proposer des séances de détente par la musique pour les en sortir. Et comble de l’ironie, le sociologue pense que ce stress est accentué par la défaite de nos lions du football qui sont passés à côté d’une qualification à la coupe du monde de 2010.
Le vendredi 13 novembre, M. Diakhaté est l’invité de « Diné Ak Diamano » (émission hebdomadaire de la Radio- Télévision Wal Fadjri) qui s’intéresse cette semaine à la visite effectuée chez le Khalife Niassène à Kaolack par Le Khalife mouride Serigne Bara Mbacké). Tous ces sujets d’actualité n’ont en soi aucun lien entre eux et sont souvent des épiphénomènes qui, même s’ils sont importants pour certaines personnes dans l’actualité quotidienne, ne sont nullement des sujets qui méritent la mobilisation d’une discipline. Je serais moins choqué si les invités dans ce type de débat parlaient simplement en tant que citoyen mais il est intellectuellement douteux de profiter d’un titre académique acquis à travers une thèse de Doctorat pour s’inviter dans tous les plateaux de télévision et professer des banalités. Sur quelle base scientifique, peut-on affirmer que des jeunes filles atteintes de crises dans l’enceinte de l’école sont submergées par le stress des examens ?
Et supposons que cette assertion soit fondée. Est-ce le rôle du sociologue d’en faire un commentaire aussi solennel et assuré à une heure de grande écoute dans les médias ? J’aurais applaudi des deux mains si mon collègue prenait le temps de nous faire une étude de ses crises depuis une dizaine d’années et les réactions de peur qu’elles génèrent dans les écoles et chez les parents d’élève. On tiendrait là peut-être un objet sociologique digne d’intérêt. Mais le cas le plus récent et que j’ai remarqué ce matin en parcourant par hasard la presse est celui de Aly Khoudia Diao à travers le magazine Dakar Life (N°17, novembre 2009) qui consacre un dossier sur la polygamie intitulé « Polygamie. Pour le plaisir et l’argent » .
Voulant mettre en exergue les effets pervers de la polygamie, M. Diao affirme : « il faut une capacité physique pour assurer ses devoirs conjugaux chaque fois qu’on passe la nuit avec une de ses épouses. Ce qui diminue les performances sexuelles de l’homme ». Est-ce de la Sociologie, de la Sexologie ou de l’andrologie ? Nous comprenons que cet entretien soit destiné à un public ciblé dans un magazine dit people mais arriver à de telles banalités dans l’argumentation est quand même ahurissant. C’est ce qu’on appelle de la tautologie, dans notre jargon, c’est-à-dire des arguments tellement évidents qu’ils ne sont même pas digne d’intérêt pour un Sociologue. C’est comme si un sociologue ou un économiste affirmait avec tout le sérieux qui sied que les riches habitent dans de belles villas avec jardin et les pauvres dans des baraques insalubres. Pour caricaturer un peu, ce qui pourrait être une problématique véritablement sociologique, et qui aurait retenu l’attention d’un Sociologue, est si d’un coup ces pauvres occupaient les belles villas avec jardin et que les riches s’entassaient dans les taudis insalubres.
Et puis je ne suis pas sociologue de la polygamie, de la vie conjugale ou de la sexualité, mais il faut peut-être poser la question à des spécialistes de l’Hôpital Fann ou de l’ex CTO mais cet argument sur le rapport entre polygamie et « performances sexuelles » est très douteux. Même si elle était avérée, [soyons intelligents une seconde] ce ne serait pas la polygamie qui serait en cause, mais le fait d’avoir des partenaires multiples. Restons avec notre collègue. Dans le même article, à la question de l’intervieweur (Abibatou Ngom) sur la monogamie (pratique) supposée des « lettrés » et la polygamie (pratique) supposée des « illettrés », le Sociologue affirme : « En général les intellectuels, les hommes cultivés, etc. ont une conception cartésienne du mariage ; ils vivent avec une seule femme et généralement c’est la femme avec qui ils ont fait l’université ou, en tout cas, celle qui a cheminé avec eux. Ils ont la même conception de la vie, ce qui fait qu’ils ont tendance à adopter la monogamie. Maintenant pour ce qui est des illettrés, je pense que c’est dû au fait qu’ils ne calculent pas. Ils ne font pas de projet comme le ferait un instruit. Mais les choses ont tendance à s’inverser et les intellectuels à devenir polygames (Sic). Parce que lorsqu’ils s’enrichissent, ils ont tendance à penser à prendre une autre femme. Cela dit ; il veut toujours être considéré comme le « coq de la basse-cour », le « mâle dominant » etc.
Nous n’avons pas la possibilité dans cette contribution de faire un commentaire exhaustif de ces propos, mais ils laissent perplexes d’abord par leurs hyper généralités ensuite par leurs raccourcis hilarants.
1. Qu’est-ce qu’un « intellectuel » ou un « homme cultivé » ? Est-ce celui qui a fait l’université ?
2. Qu’est-ce qu’« une conception cartésienne du mariage » ? Est-ce l’apanage des intellectuels ? Doit-on être forcément « lettré » pour être capables de pratiques rationnelles dans la vie conjugale ?
Je ne savais pas qu’il fallait être cartésien pour vivre avec une seule femme et que « généralement » c’est celle avec qui on a cheminé depuis l’université. Je ne savais pas non plus que pour avoir « la même conception de la vie », il fallait « généralement » faire l’université avec sa future épouse avec qui on a cheminé. D’abord, le rapport de causalité est loin d’être évident et puis je trouve ces propos très caricaturaux. C’est comme si dans les « autres »mariages, polygames en l’occurrence, on ne cheminait pas ensemble. Mieux, le paysan du village de Kafory ou de Mamakhono, dans le Kédougou, n’aurait donc pas la même « conception de la vie » que sa femme, je m’excuse, plutôt ses femmes.
Et les raccourcis deviennent plus terrifiants encore : les « illettrés » ne calculeraient pas et ils ne feraient pas de projet « comme le ferait un instruit ». Et comme dans toute analyse vague et banale, le Sociologue aboutit forcément à des contradictions. Il affirme, plus loin, que « les choses ont tendance à s’inverser » et que les intellectuels entrent de plus en plus dans la polygamie. Enfin un début d’analyse, je commençais à désespérer. Arrivé à ce stade, je me suis dit qu’on tenait enfin là un objet sociologique intéressant. Mais non ! Qu’est-ce que je suis bête ? N’avez-vous rien remarqué, chers lecteurs ? Faites un saut à la phrase précédente du Sociologue. J’y ai cru comprendre que les « lettrés », les « intellectuels » calculaient et qu’ils avaient des projets, contrairement aux pauvres « illettrés ». Récapitulons : un intellectuel est cartésien et monogame, il chemine avec sa femme depuis l’université, les deux ont la même conception de la vie, ils ont forcément des projets contrairement aux autres. Mais si leur monogamie s’explique par leur esprit cartésien, leur calcul et leur projet pourquoi deviennent-ils de plus en plus polygames ? Pourquoi les « choses ont tendance s’inverser » ? En Analyse de contenu (méthode connue en sciences humaines permettant d’analyser un discours,) c’est ce qu’on appelle une Contradiction. Nous pouvons arrêter là les commentaires.
À qui la faute ?
Ce type de dérives n’est pas seulement spécifique à l’environnement médiatico-intellectuel du Sénégal. En France, cette tendance est surtout apparue avec ceux qu’on a appelés les nouveaux philosophes dans les années 80 (c’est le cas de Bernard Henry Lévy). Nous sommes, dans les deux cas, dans des univers médiatiques qui ont horreur des réflexions complexes et attirent les opportunistes de tout bord. Ce qui, certainement, n’est pas le cas des personnes que je cite plus haut. Au contraire, je pense qu’ils ont de réelles capacités intellectuelles ou de « L’imagination sociologique » ; cette fibre ou ce réflexe, pour reprendre le titre du célèbre ouvrage du Sociologue américain Charles Wright Mills (1916- 1962), mais il ne faut pas qu’ils se laissent gagner par la facilité et les généralités. L’agenda d’un sociologue n’est pas celui des médias, il ne doit pas être déterminé par l’immédiateté, les raccourcis et la généralité ; il exige de la rigueur, du temps, de la patience et surtout de la précision ; en somme tout ce que les médias n’ont pas le temps de faire dans un contexte moderne où tout roule à mille à l’heure. Néanmoins, Je serais quand même sévère dans l’analyse : cette propension à se ruer sur les médias à chaque fois qu’on nous tend un micro témoigne d’une certaine paresse intellectuelle. Il est beaucoup plus facile et confortable, intellectuellement, de se limiter à ce genre d’activités qu’à se détruire les neurones pendant toute une vie à publier un ouvrage tous les 3 ou 5 ans et à soumettre des articles d’une vingtaine de pages dans des revues scientifiques. Mais nous pouvons au moins nous consoler d’une chose : ce phénomène, contrairement à ce que l’on pourrait penser, existe partout dans le monde. Les plateaux de télévision en France, excepté quelque uns, sont plus emballés par les mensonges et délires sectaires de Bernard Henry Lévy ou André Gluksmann que par les analyses posées d’un Alain Touraine, Marcel Gauchet ou les discours modérés d’un Jacques Attali. La situation peut être encore pire aux USA.
Cela témoigne aussi d’un certain vide intellectuel qui devait être comblé par les nombreux chercheurs compétents que compte notre pays : on les retrouve dans nos universités et centres de recherches, mais aussi dans les pays du Nord. Mais leurs agendas scientifiques sont autres et leurs emplois du temps chargés. Ils sont occupés par leurs activités de recherche et n’ont pas le temps de fréquenter les médias et les salons friands de sociologie, de politologie immédiate et d’analyses hyper généralistes. Je ne suis même pas sûr que les lectures de nos pratiques sociales d’un Momar Coumba Diop, Mamadou Diouf, Achille Mbembe, Ibrema Sall, Ablaye Bara Diop, Samir Amin, Amady Aly Dieng et des dizaines d’autres anonymes que nous croisons tous les jours dans les Facultés et dans les colloques intéressent nos médias. Elles ne se vendraient pas bien parce qu’elles prennent trop de recul. Pour simplifier, je dirais qu’elles seraient trop « sérieuses » pour nos médias. Toutefois, si le rôle de ces intellectuels apporte beaucoup à la science en général et permet de comprendre leurs sociétés respectives, quel impact leurs activités ont-elles sur ces sociétés ? La posture qui consiste pour un scientifique à une prise de distance par rapport à l’objet, à la société et la pauvreté du débat médiatique qui l’éloigne des plateaux de télévision et des radios, posent un véritable problème. Cette double contrainte transforme finalement l’élite de la société en entité marginale qui n’a plus aucune prise sur le destin des citoyens alors qu’elle prétend, peut-être implicitement, être détentrice de l’objectivité, de la « vérité ». Peut-on au non de la neutralité scientifique fuir en tant qu’acteur les passions populaires qu’on est censé analyser et s’éloigner des débats quotidiens aussi médiocres soient-ils ? Le constat fait par M. El Hadji Abdourahmane Diouf (portrait réalisé par Aïssatou Laye, magazine La Gazette, N°33, page 32, semaine du 5 au 12 novembre 2009) est pertinent : « Rien n’empêche un intellectuel d’être brillant dans son domaine et de s’occuper des affaires de sa cité. Le problème c’est que si l’intellectuel reste en retrait rien n’empêche à d’autres, peut-être moins brillants, de le faire à sa place ».
Finalement, il existe peut être un équilibre à trouver au risque de laisser le champ libre à des aboyeurs, des démagogues et des spécialistes de salon qui ne feront qu’obscurcir ces débats et déchainer ainsi les passions populaires à travers des raccourcis dangereux et des banalités .
La médiocrité des débats de manière générale n’est pas propre à nos disciplines et dépasse de loin notre cadre national. Elle concerne tous les métiers. Elle est aussi en partie liée à la libéralisation médiatique à travers laquelle se déploient tous les démagogues, les pseudo intellectuels, les nouveaux Cheikhs et gourous de tout bord, les politiques en manque de reconnaissance, les entrepreneurs moraux et religieux, les pseudo artistes, etc. Le métier de journaliste est d’ailleurs très concerné par cette réalité et a fait l’objet d’une critique virulente à travers l’ouvrage récemment publié par Pape Samba Kane (cf. Les écritures d’Augias. Les pages sombres de la presse, Polygone éditions, 2009). Nous ne pouvons certes pas, dans un système démocratique, empêcher les citoyens, quelle que soit par ailleurs leur opinion, de s’exprimer.
Pour des raisons pratiques et démocratiques (liberté de conscience, liberté de création), nous ne pouvons et nous ne voulons non plus, à l’instar des médecins et des architectes, instaurer un Ordre des journalistes ou des sociologues, mais il est urgent dans tous les corps de métiers de poser un débat sérieux sur nos dérives et manquements. Le malheur dans notre univers intellectuel est que les critiques sont souvent perçues comme des attaques personnelles ou, pires, de la méchanceté gratuite. J’espère que cette modeste contribution ne sera pas perçue ainsi.
Aboubacar Abdoulaye BARRO,
Sociologue ou jeune homme méchant,
envieux et frustré qui voudrait bien lui aussi faire partie des « logues »,
Stars et chouchous des médias.