Où et donc mon pays ?
Pour lequel j’ai pris enfants et bagages, meubles, tout… voici plusieurs années, afin de ne plus quitter cette pirogue, sunugal, le Sénégal, qui avait déjà abrité tant de longs séjours effectués par moi en son sein. Afin d’assumer pleinement et entièrement cet amour difficilement explicable pour le pays de la teraanga, la terre des fiers Sahéliens au corps longiligne, au regard droit, à la dignité absolue, constante. Où est donc le pays que j’ai tant aimé, pour lequel j’ai laissé la douce France qui m’a vu naître, sans aucun regret !
Je rêvais de vivre ici, de m’approprier cette ville devenue mienne, Ndakaaru Njaay (Lebu), d’y passer chaque jour, chaque moment, d’en faire ma base, ma vérité, mon challenge… Je l’ai fait, malgré les obstacles parfois, les malentendus, les différences culturelles, que sais-je encore. J’ai tout surmonté, tout affronté, pour devenir ce que j’aime profondément être, une vraie Dakaroise, une Séeréer bu xees
Jusqu’à présent, je ne le regrette pas. Mais peu à peu j’ai vu ma ville, mon pays, dépérir. Au fur et à mesure qu’augmentait le nombre de 4X4 sur les routes fracassées du pays et les chaussées dénaturées de la ville, les trous et bosses se faisaient plus nombreux. La chaleur aidant, la saleté de plus en plus présente donna lieu à des maladies plus graves encore qu’auparavant, plus de paludisme, et même le choléra, appellation qui donne froid dans le dos tant elle a de connotations médiévales, lointaines.
Médiévale en effet, l’époque l’est de plus en plus. Mais au lieu d’un retour aux ceddo, aux fiers guerriers des savanes ancestrales, aux traditions séculaires, au xam-xam légendaire et aux veillées de contes ou autres sagesse populaire et conseils judicieux de Wolof Njaay, on a assisté à la montée du «griottisme» le plus vulgaire, le plus vil, un «griottisme» non pas généalogique, traditionnel, mais laudateur, les louanges étant réservées aux détenteurs de l’argent et du pouvoir, à ceux qui possèdent non le savoir, la sagesse, l’expérience ou l’ambition, mais plutôt l’argent, l’or, les relations, les valises de milliards, les vacances aux frais de la princesse, les cadeaux en tous genres offerts contre une bouche cousue, des yeux fermés ou qui prétendent l’être. A coups de marteau parfois, de disparitions, de vols et d’assassinats, mon pays s’est mis à couler, à l’image de la plus horrible catastrophe maritime de tous les temps, le naufrage du bateau le Joola. Huit années sont passées, le bateau sur lequel nous sommes tous embarqués, pas forcément à la même enseigne ni au même étage, sombre de plus en plus. J’assiste, impuissante, au terrible naufrage de cette embarcation dont, me semble-t-il, il faudrait si peu pour qu’elle se retourne et change de cap, destination les cimes, les valeurs héritées de nos maam, la fierté, le travail, la morale, la justice…
Ne sentez-vous pas, malgré la climatisation à outrance, les odeurs pestilentielles des ordures amassées sur les bas-côtés, en pleine cité, à deux pas de la Place de l’Indépendance dont l’appellation symbolique prend aujourd’hui un caractère dérisoire, ironique ? N’apercevez-vous pas ces énormes mouches luisantes, inconnues jusque-là à Dakar, si bien nourries de pourriture qu’elles en deviennent trop lourdes et tombent d’elles-mêmes, repues, mortes. Du haut des sièges en cuir confortable de vos 4X4, messieurs, mesdames, ne voyez-vous pas l’eau qui monte jusqu’aux genoux des piétons, qui envahit les banlieues, les marchés, les rues, jusque dans les maisons ?
Est-ce pour cela qu’ils ont voulu cette indépendance ? Se sont-ils battus contre le joug du colon, l’occupation économique et culturelle, contre la négation de leur identité, de leurs droits, de leurs valeurs, pour finir dans une sorte d’énorme poubelle à la fois physique et morale ? Sont-ce les Français, anciens gouvernants, qui ont appris à nos actuels Présidents, ministres, conseillers, etc. à utiliser la corruption, la menace, le vol généralisé, à faire régner la peur dans un pays, l’un des seuls, l’un des derniers en Afrique, qui offrait récemment un visage encore un tant soit peu démocratique
: la bonté, l’altruisme, l’humilité, le sens du partage… ? Lorsque, malgré vos privilèges, vous vous retrouverez par 35 degrés à l’ombre sans eau ni électricité, entouré de puanteur, de saleté, ne pouvant ni rouler ni marcher sans risque, à chaque instant, de vous casser le nez ou de tomber sur un mendiant éclopé, une pauvre femme sans le sou, un aveugle ou un talibé de 4 ans à peine, qu’on envoie soi-disant apprendre l’humilité, en marchant pieds nus sur l’asphalte brûlant, sans nourriture, sans soins, et qui se fera, le soir même, battre, voire plus, par un marabout qui s’est attribué cette fonction sans en posséder aucune des qualités de base, minimales ? Que ferez-vous lors que votre enfant lui-même aura attrapé le choléra, qu’il n’aura pas de place à l’hôpital, qu’on ne le soignera que s’il a de l’argent Croyez-vous qu’en klaxonnant à outrance, guidés et suivis de près par des motards en tenue et gyrophare, vous échapperez à la maldonne ambiante.
Que sera devenue la patrie de Sembène et de Cheikh Hamidou Kane, de Cheikh Anta Diop, de Birago Diop, de David Diop ? Lorsque tous ceux qui savent, qui comprennent, et qui ne font pas que s’en remettre à Dieu dans toute Sa bonté et Sa grandeur – le pauvre ne peut pas tout faire, il faut l’aider un peu -, seront partis à l’étranger où on sait comment les accueillir et les traiter, comment utiliser leurs connaissances, lorsque le pays entier ne sera plus qu’un vaste repaire de bandits, malades, sales, incultes et sans aucun moyen de gagner leur vie en-dehors des larcins ou de la mendicité ? Qu’en sera-t-il alors du pays de la teraanga, du Président-poète et des Arts Nègres ? Lorsqu’il n’y aura plus aucun intellectuel, savant, homme ou femme de culture ? Que ferez-vous de tous ces milliards amassés, de ces maisons aux quatre coins du globe, lorsque votre peuple entier sera mort de faim et de maladies diverses, lorsque l’agriculture aura totalement disparu de ce pays, dans lequel tout devrait pouvoir pousser pour nourrir paysans et citoyens ?
Prenons garde aux bruits sourds des bottes qui, sans aucun doute, veillent dans l’ombre, aidées certainement par certaines puissances que cela ne dérangerait pas d’instaurer une dictature dans un pays où il (a) tant fait bon vivre, un pays dans lequel, a priori, rien ne manque, ni la mer bleue, immense, infinie, ni la savane, ni la verte Casamance…. Une terre dont les hommes ont un tempérament vif, malin, gai et séducteur, une grande facilité à inventer, imaginer, faire, des qualités qui ne demandent qu’à être développées, et non rabaissées, reléguées au rang de vieilleries dignes d’un Musée qui n’a pas encore vu le jour.