« Quelle destination pour Notre Pirogue ?
« Barça, Barsax ou Baaxaat ? » « Quelle destination pour Notre Pirogue : Emigration, Naufrage ou Ressourcement ? »
Article Par Cheikh Amidou Kane, Vice-Président des Assises National,
Paru le Lundi 1 Juin 2009
La perte des repères, l’angoisse devant des lendemains incertains sont parmi les états d’esprits les plus largement partagés par les sénégalais du temps présent. Le mal a pris une ampleur et une acuité telles qu’il s’impose l’ardente et urgente nécessité que notre société, dans son ensemble, s’attèle sans faux fuyants ni retards, à la recherche de ses causes ainsi que des remèdes qu’il faut y apporter.
Faute de cette mobilisation et de cette remise en cause radicale de nos fondamentaux, aucun segment de notre communauté, nos populations au large pas plus que les élites dirigeantes modernes ou traditionnelles, ne sera épargné par les conséquences qui pourraient découler de notre irresponsable et commune démission. Cependant, ceux qui sont interpellés au premier chef par cette situation de péril, ce sont les derniers nommés, c’est à dire les élites dirigeantes, modernes et traditionnelles.
Pour diriger, c’est elles, en effet, qui ont été investies d’espoir, de confiance et de responsabilité par notre peuple, les unes du fait de leurs savoirs, de leurs expertises modernes, et de leur désignation par le suffrage électoral, les autres en raison de leur exemplarité supposée dans l’observance des valeurs religieuses, morales et culturelles qui constituent les fondements de notre communauté.
C’est à cette clameur d’angoisse issue de nos profondeurs que tente de répondre l’organisation de ces Assises Nationales dans lesquelles se retrouvent tous les sénégalais, populations et élites, militants politiques, syndicalistes, société civile, laïcs, religieux de toutes confessions, groupements de corporations et initiatives individuelles. A l’exception notable du parti au pouvoir et de ses alliés, tout le pays, de ses niveaux départementaux et locaux à ses populations émigrées en Europe et aux USA y prend part. Entendons-nous bien, cependant. Il ne s’agit pas de seulement jeter la pierre aux équipes dirigeantes actuelles, quoiqu’elles soient en première ligne des jets de pierre du fait de la confiance dont elles ont été investies par le suffrage des électeurs. Il s’agit, plus fondamentalement, de procéder à notre examen de conscience et à notre autocritique, élites et peuple, sur la manière dont nous nous sommes acquittés de la tâche de nous conduire et de nous gouverner depuis un demi-siècle que les étrangers qui nous colonisaient nous ont laissés à nous-mêmes. Cette autocritique n’est pas une entreprise d’autodénigrement et de flagellation. Elle est à vocation thérapeutique. Elle vise à nous guérir de notre angoisse, de notre égarement, et à nous remettre sur le droit chemin, pour la conquête d’un futur dont nous sommes capables et dignes, « yes, we can !», nous les sénégalais, et avec nous, tous les peuples d’Afrique Noire. Ce devoir de remise en cause concerne, en effet, tous les quarante six (46) pays de l’Afrique Noire. Bien des traits communs nous lient et nous vouent à un destin commun. Ces pays appartiennent à la même « classe d’âge » en quelque sorte, pour utiliser une notion connue de tous, ayant accédé à l’indépendance et à la souveraineté à la même époque, il y’a un demi-siècle. Ils partagent une même communauté de destin historique ayant tout à la fois, tous ensemble, subi la ponction démographique de la traite négrière et la marque au fer rouge qu’elle a laissée sur notre sensibilité. Ils ont tous vécu l’asservissement de la colonisation. Ils appartiennent à une civilisation orale où la parole, la palabre et le consensus, offraient souvent une alternative fiable au recours direct et primaire à la violence.
La thérapie recherchée par l’exercice sénégalais, si elle est performante et pertinente, sera nécessaire et comminatoire à tout l’espace de l’Afrique subsaharienne.
Pourquoi devrait-il en être ainsi, à quoi notre pays doit-il ce rôle d’éclaireur, d’ouvreur de voie ?
Il le doit à sa spécificité, laquelle ne relève pas de l’essence mais résulte de la convergence de facteurs d’ordre géographique, démographique et historique. Il y a, dit Souleymane Bachir Diagne, « une spécificité sénégalaise qui est la suivante : si nous regardons la géographie de notre pays, nous sommes un pays Finistère, c'est-à-dire le dernier point du continent s’avançant sur la mer. Ce qui revient à dire que notre démographie a été constituée par des apports de population fort nombreuses et nous sommes au carrefour de beaucoup de cultures. Et cela donne une sorte de spécificité sénégalaise que je verrais dans le pluralisme ».
Notre pays est en effet le lieu de convergence de populations et d’influences venant de l’espace mauritano-saharien musulman au Nord, de l’espace culturel soninké et manding, entre les bassins des fleuves Sénégal et Niger à l’Est, de l’espace guinéo-forestier au Sud, et enfin de l’espace européo-atlantique, colonisateur, porteur de valeurs de civilisation chrétienne et de modernité de type occidental.
De la sorte, l’identité sénégalaise tire ses origines de trois sources : la culture traditionnelle du monde noir, de nature orale, les valeurs religieuses, musulmane, chrétienne et animiste, et la modernité de type occidental. De tous les pays de l’Afrique de l’ouest, le Sénégal est un de ceux qui ont été le plus précocement soumis à ces trois influences et qui a le plus longuement interagi avec elles. Il a, de ce fait, réussi le degré de conciliation, de fusion et d’appropriation le plus achevé de ces divers apports. C’est en cela que réside sa spécificité. Prenons deux exemples illustratifs, concernant son appropriation des influences religieuses, et de celles de la modernité de type occidental. Entre l’introduction de l’Islam par les Almoravides dans le Tékrour sous le règne de War Jabi au Xe siècle et l’Islam confrérique sénégalais actuel, en passant par les prédications dans tout l’ouest africain jusqu’au nord du Nigéria actuel par le Jurisconsulte Ousmane Dan Fodio et le Prédicateur jihadiste Oumar Tall du Fouta Toro, par la révolution islamique Torodo de Souleymane Bal, les enseignements de Ahmadou Bamba, de Malick Sy, de Abdoulaye Niasse et bien d’autres, on peut voir à l’œuvre à la fois une appropriation de l’Islam par les sénégalais et une inculturation de cette religion par les valeurs et les outils de la culture traditionnelle qui lui étaient compatibles. On peut observer cette inculturation aux plans de l’usage des langues nationales, des outils pédagogiques traditionnels, des étapes de la formation par classe d’âges, des règles de la gouvernance publique.
Il est possible d’observer aussi le même processus d’appropriation, bien que ce soit à un degré moindre, de la modernité de type occidental par les sénégalais. S’agissant par exemple des règles politiques de la gouvernance citoyenne, depuis l’époque des pénétrations coloniales anglaise, hollandaise et française, depuis l’époque des Compagnies à Chartes jusqu’à l’Alternance survenue en l’an 2000, notre pays s’est initié progressivement à la représentation citoyenne et à la gouvernance pratiquées à la manière de la modernité de type occidental. Depuis les Etats Généraux de la Révolution française, l’érection de Gorée, Dakar, Rufisque et Saint-Louis en Communes de plein exercice, celle de la participation aux Assemblées Françaises des 3ème, 4ème et 5ème République de Blaise Diagne, Ngalandou Diouf, Lamine Guèye, Senghor, Mamadou Dia, et leur participation, depuis la 3ème jusqu’à la 5ème République dans les gouvernements français. C’est ce qui a permis que, s’agissant du leadership politique au Sénégal, l’Alternance survenue le 19 Mars 2000 n’a été que la 5ème, après celles qui ont vu Blaise Diagne succéder à Carpot, Ngalandou Diouf succéder à Blaise Diagne, Lamine Guèye à Ngalandou Diouf, Senghor à Lamine Guèye, Abdou Diouf à Senghor et, donc, Abdoulaye Wade à Abdou Diouf, pour son mandat à la tête du Sénégal. donne raison à ceux qui, arguant de ce que Abdou Diouf. Notre pays peut s’enorgueillir d’avoir réussi six alternances politiques en 80 ans de vie politique, dont 48 en tant qu’Etat indépendant. On lira par ailleurs, dans un des encadrés de ce rapport, de quelle manière la gestion de l’économie selon les règles du modèle occidental de la modernité a plus ou moins réussi à intégrer les règles du modèle économique et social qui a inspiré les sociétés africaines, qui met en exergue « l’importance des valeurs culturelles et sociétales dans le développement, car l’économie est ‘‘enchâssée’’ dans le social ».
Nous voici donc parvenus à la fin d’une tentative de description du panorama de la société sénégalaise telle qu’elle a été façonnée, le long des âges, par la convergence des trois sources de valeurs fondatrices que nous avons évoquées.
Cet édifice subtil est en danger de mort.
La commission des Questions sociétales des Assises a tenté de procéder à l’identification de la chaîne des dangers qui menacent cet édifice, puis d’identifier leurs origines, de formuler ensuite quelques recommandations pour parer à ces dangers et enfin de proposer un cadre d’opérationnalisation de la mise en œuvre de ces recommandations.
Nous avons retenu une douzaine, parmi les dangers majeurs identifiés. • Il y a un conflit qui s’approfondit entre les valeurs traditionnelles endogènes, culturelles et religieuses, et les valeurs globalisées.
• De très larges segments de la population sont exclus des circuits modernes de production et de redistribution.
• Le système éducatif en vigueur est inadéquat, faute d’avoir su concilier réalités et valeurs endogènes et modernité de type occidental.
• Il y a une dangereuse tendance à instrumentaliser l’Etat et la Religion, au risque de déchirer la société en des factions en compétition.
• Il y a un renversement de la hiérarchie des valeurs.
• Pour les conduites individuelles et collectives, les repères et cadres moraux se perdent, sont brouillés ou deviennent inopérants.
• Il est noté une propension des sénégalais à désobéir aux normes. • La gouvernance telle qu’elle est pratiquée par l’Etat postcolonial est décriée, cet Etat lui-même est contesté, contourné, suppléé.
• Les solidarités s’essoufflent en même temps que se développent l’individualisme et les égoïsmes.
• Est en œuvre un processus de déstructuration de la famille et d’amenuisement de son rôle.
• On observe un déficit de solidarité agissante en dehors des groupes identitaires.
Tels sont quelques uns des dangers. Quels en sont les origines, les causes, les responsables ? On pourrait en énoncer, de façon non limitative toutefois, de quatre sortes.
➢ L’école et le système éducatif au sens large.
➢ La démission parentale, à différents niveaux.
➢ Les contrevaleurs convoyées par les leaders sociaux, culturels et gouvernementaux.
➢ Les contrevaleurs importées via la globalisation.
Telle est la double invasion des dangers, venus d’en haut ou remontant d’en bas, qui menacent notre société. Devant de tels défis, devons-nous désespérer ? Ce n’est pas ce que nous avons décidé de faire, nous les Sénégalais qui avons choisi d’initier et de mener à leur terme les Assises Nationales. Hommage à notre peuple !