Faire qques erreurs mais pas se tromper
Lettre ouverte au maire de Saint-Louis : Vous pouvez faire quelques erreurs, mais vous ne devez pas vous tromper
Monsieur le Maire,
Le citoyen de Saint-Louis que je suis, a le devoir de vous féliciter pour votre accession méritée à la tête de la première magistrature de la ville de Saint-Louis. Etre maire de Saint-Louis, c’est à la fois un honneur et une responsabilité, on pourrait dire, historique. Vous succédez à des maires célèbres comme Thévenot, Blaise Dumont, Pellegrin, d’Erneville, Durand Valentin, Lamine Guèye, Babacar Sèye, André Guillabert, Macodou Ndiaye, Chimère Diaw, etc. Vous pouvez méditer les expériences de Aby Kane Diallo, de Moustaph Malick Gaye, Mar Diop, Abdoulaye Diaw Chimère, Ousmane Massek Ndiaye, etc. Le mandat d’un maire de Saint-Louis est à la fois ambitieux et modeste.
Monsieur le Maire, votre mandat peut se résumer en ces termes : ‘Aider vos populations à aspirer à un mieux-être social et économique et les faire participer à la gestion des affaires publiques.’ Votre noble mission consiste, par ailleurs, à concilier la défense des intérêts de votre collectivité et les orientations de l’Etat dont la tutelle s’exerce sur l’institution que vous dirigez. En effet, si le contrôle de légalité (surtout a priori) est un instrument de contrôle pour l’Etat sur les collectivités locales, il demeure néanmoins une limitation sérieuse à vos ambitions. Vos actes, qu’ils soient administratifs, financiers ou économiques, sont soumis à l’approbation de l’Etat. La décentralisation, malgré ses mérites et ses performances, n’a pas encore réussi à instaurer un pouvoir local autonome au sein des collectivités locales. Si l’article 10 de la Constitution dispose que ‘les collectivités locales s’administrent librement par des assemblées élues’, le contrôle de légalité pèse comme une épée de Damoclès sur les institutions décentralisées. Cependant, la tutelle de l’Etat, si lourde soit-elle, ne doit pas entraver votre noble mission.
Monsieur le Maire, votre mission à Saint-Louis peut encore se traduire dans ces termes : ’Rénover, bâtir et préserver’. Notre ville est issue d’une histoire coloniale à la fois britannique et française, vieille de plusieurs siècles (depuis 1659 sous le règne de Louis XIV, le roi Soleil). Son modèle architectural et urbain l’a fait classer par l’Unesco patrimoine mondial. Il convient de rénover Saint-Louis en préservant son architecture, dont le style est encore vivant à la Nouvelle-Orléans (Usa). Toutes les associations de la société civile ont inscrit dans leur programme la rénovation. Bâtir Saint-Louis, c’est construire une nouvelle cité, à partir de terrains nus abandonnés ou en rénovant de vieilles maisons en ruine.
Enfin, préserver, c’est conserver les acquis, c’est mener une opération beaucoup plus culturelle que de pure maçonnerie. A Saint-Louis, beaucoup de sites historiques, et même des monuments, ont disparu, faute de préservation. La préservation consiste à sauver les sites historiques. Evidemment, pour toutes ces actions, il existe des préalables, sans lesquels on ne saurait réussir. Une relecture du cadre juridique et institutionnel des stratégies proposées s’avère d’abord nécessaire. Rénover, bâtir et préserver, c’est agir sur le foncier. Le dispositif institutionnel et juridique qui réglemente l’accès des populations à la terre s’articule autour des législations suivantes : le statut traditionnel de la terre, les lois coloniales, la loi sur le Domaine national, la loi sur le Domaine de l’Etat, la loi sur l’expropriation, la loi sur la régionalisation, c'est-à-dire la décentralisation.
1 - Le statut traditionnel de la terre
Dans la pensée africaine, et de façon générale, les modes d’accès à la terre reposent sur des principes qui diffèrent de la logique occidentale ou moderniste. Au Sénégal comme dans la plupart des pays africains, les modes d’appropriation ou plutôt d’occupation de la terre sont de type communautaire. Le premier occupant, appelé titulaire de droit de feu, a précédé le titulaire de droit de hache avec lequel il entretient des rapports contractuels à durée indéterminée (contrairement à l’usufruit en droit français qui est de durée déterminée). La terre ne fait pas l’objet d’appropriation privée, mais elle est gérée par un responsable représentant de la communauté. Au Sénégal, ce responsable est appelé Lamane au Cayor, Diawdine au Walo. Dans tous les cas, il ne saurait exercer des droits réels sur un bien communautaire. Les logiques modernistes de gestion des terres feront leur apparition au cours de l’histoire ; d’où les principes d’immatriculation et de propriété privée (décret 1906).
2 - Saint-Louis et les lois coloniales
J’ai déjà eu l’occasion, au cours d’une conférence à Saint-Louis (sous l’égide de l’Association des ressortissants de Saint-Louis), d’attirer l’attention de la société civile sur la complexité du régime foncier de Saint-Louis. Saint-Louis est une commune urbaine, située aux confins des périphéries, à allure rurale comme Pikine habitée par de nombreuses victimes de l’exode rural, mais dotée d’un statut de propriété privée. Pikine faisait l’objet d’une occupation anarchique et il avait fallu recourir à un projet de restructuration sur la base d’une régularisation de titres d’occupants anarchiques. L’Université de Saint-Louis, baptisée Université Gaston Berger, située à 14 km de Saint-Louis, appartient à la communauté rurale de Gandong, située en zone rurale.
L’ancienneté de l’occupation coloniale de Saint-Louis l’a fait hériter de plusieurs régimes juridiques. Le code civil français étant introduit le 5 novembre 1830, la plupart des maisons situées dans l’île étaient transcrites dans les registres des hypothèques. Au moment de l’indépendance, il fallait les immatriculer dans un délai de deux ans ; passé ce délai, ces maisons tombaient dans le domaine national (loi 17 juin 1964).
3 - Les lois nationales pendant la période de l’indépendance
a) La loi sur le domaine national
Le domaine national comprend 95 % des terres du territoire national, non comprises celles qui sont transcrites ou ont fait l’objet d’appropriation privée. Le domaine national comprend essentiellement les terres classées par la loi. En ce qui concerne la ville de Saint-Louis, nous l’avons dit, les maisons non immatriculées à la date prévue par la loi sont versées dans le domaine national. Une situation qui n’est pas favorable aux héritiers des vieilles maisons de Saint-Louis. Les héritiers de ces maisons sont obligés de faire immatriculer leurs biens par l’Etat qui les leur rétrocède. La complexité de cette procédure trouve son fondement dans la pluralité d’héritiers éparpillés en dehors de Saint-Louis, ce qui donne une situation de vieilles maisons en ruine ou même abandonnées. Une des solutions les plus urgentes pour ces maisons familiales, c’est d’abord de rétablir leur statut juridique, recenser les héritiers et créer une société ou fondation capable de gérer les maisons pour les rétrocéder par la suite à leurs héritiers ou représentants.
b) Le domaine de l’Etat (loi 76-66 du 2 juillet)
Le domaine public de l‘Etat comprend le domaine public maritime, fluvial et le domaine artificiel. L’Etat possède un domaine privé qui constitue un patrimoine dont les éléments peuvent être cédés, à titre gratuit ou onéreux. La ville de Saint-Louis est une île où tous ces statuts juridiques sur le foncier peuvent être évoqués. Cependant, le domaine privé de l’Etat et le domaine artificiel jouent un rôle déterminant dans la situation foncière de Saint-Louis. Pour le domaine privé de l’Etat, une loi 87-11 du 21-02-1987 autorise la vente des terrains domaniaux à usage d’habitation, situés dans les zones urbaines. Le renchérissement du foncier, qui se développe de façon exponentielle dans les villes, contribue négativement à une spéculation qui consiste à déposséder progressivement les propriétaires saint-louisiens.
Certaines des maisons familiales saint-louisiennes tombent dans le patrimoine d’expatriés étrangers. Le petit tourisme appelé ‘tourisme sac au dos’ est venu renforcer cette spéculation foncière nuisible à l’identité saint-louisienne. Quant au domaine artificiel de l’Etat, dont certains éléments concernent des travaux d’aménagement, d’environnement et d’assainissement, il faudra concilier plusieurs législations, afin d’éviter l’interférence dans les compétences entre collectivités locales, Etat et secteur privé. D’autres interférences risquent de poser problème, en ce qui concerne le cadre juridique et institutionnel par le partenariat public et privé dans l’exploitation des travaux d’intérêt public.
c) La loi sur l’expropriation (1976)
L’expropriation est généralement une atteinte aux droits réels des particuliers et l’Etat l’utilise sous le prétexte de l’utilité publique ou de l’intérêt général. L’utilité publique peut se justifier lorsque les intérêts de l’Etat sont supérieurs aux intérêts des particuliers. Cependant, des difficultés subsistent lorsqu’il n’est pas facile de cerner la notion d’intérêt général en le dissociant de celui des particuliers. Il s’y ajoute que l’indemnité (dite juste et équitable) obéit souvent à une procédure longue et complexe avec des résultats inespérés. La situation des héritiers des maisons de Saint-Louis risque d’être difficile.
d) La loi sur la régionalisation et la décentralisation (loi du 22 mars 1996) L’examen de la loi sur la régionalisation nous amène à étudier les rapports entre le foncier et la décentralisation. La présentation du statut foncier des collectivités locales suppose que ces collectivités possèdent un patrimoine foncier qui leur est propre. On doit savoir que ni la région, ni la commune ou communauté rurale n’ont un terroir qui leur est propre au sens juridique du mot, même si ces entités sont assises sur un territoire délimité. Les communes englobent dans leur territoire des terres de l’Etat et celles du domaine national qu’elles gèrent. Cette disposition, ignorée à la fois par certaines autorités et quelques catégories de la population, conduit à des situations conflictuelles, engendrées par la demande et la pression foncière en milieu urbain. En effet, l’extension de la ville de Saint-Louis sur certaines communautés rurales est à gérer dans un contexte de réhabilitation et d’aménagement de la ville. En période d’inondation et même en cas de difficultés d’accès à l’habitat, par suite de la pression foncière, quelques Saint-Louisiens sont obligés d’aller s’installer à proximité de Saint-Louis (dans des zones rurales comme Rao, Gandong, etc.).
4- Participation des populations, identité et décentralisation
L’article 102 de la Constitution dispose : ‘Les collectivités locales constituent le cadre institutionnel de la participation des citoyens à la gestion des affaires publiques…’. Un maire ne saurait administrer seul, encore moins dans le cadre de la politique de décentralisation.
Faire participer les populations à la gestion de leur commune, c’est d’abord reconnaître leur identité. Reconnaître l’identité à Saint-Louis, c’est ressusciter l’histoire de la ville, qui est reproduite dans les maisons familiales, les rues, les quartiers, etc. Il existe encore à Saint-Louis des quartiers vivants, témoins de l’histoire, encore habités par les descendants de figures historiques, dont la liste serait longue et difficile à établir. Guet Ndar est un vieux quartier qui accueillit les premiers habitants de l’île, venus du Gandiolais et du Walo (les Gaye, Sarr, Dièye, Sène, etc.). Sor Diagne et les zones environnantes de Leybar furent les premiers emplacements de l’île de Bocos et du Toubé.
Monsieur le Maire, votre ambition n’est peut-être pas à la mesure de vos moyens, mais vous avez la chance de pouvoir disposer de compétences nombreuses de renommée internationale. De nombreux cadres saint-louisiens vous observent et seraient disposés à vous aider à condition que vous acceptiez de vous rapprocher d’eux. Ces cadres sont présents dans toutes les disciplines, ils sont professeurs agrégés, maîtres de conférences des universités, recteurs et doyens, directeurs d’instituts, d’éminents chercheurs dont les travaux font notoriété, des juristes, économistes, sociologues, linguistes, etc. Monsieur le Maire, puissent ces quelques lignes servir de contribution pour bâtir et conserver ‘notre cité radieuse Ndar, dont les lumières’ ne doivent jamais être éteintes, comme l’a si bien exprimé un de nos parents et illustres descendants de Hamed Gora, Moussa Iba Hamed.
Monsieur le Maire, vous pouvez faire quelques erreurs, mais vous ne devez pas vous tromper.
Mamadou NIANG Chercheur Enseignant Juriste - Anthropologue Mail : ogoniang@yahoo.fr