DE LA DECENTRALISATION SENEGALAISE
LES TROIS "PLAIES" DE LA DECENTRALISATION SENEGALAISE :
L’une des plaies les plus béantes et répugnantes de la décentralisation sénégalaise est relative à sa politisation extrême. En effet, au Sénégal, tout commence et tout fini par la politique politicienne. En effet, au Sénégal tout commence et tout finit par la politique politicienne. La décentralisation n’a pas échappé à cette règle érigée en dogme au pays des baobabs. Elle est dénaturée dans sa philosophie, transgressée dans son organisation et pervertie dans son fonctionnement. Malick Diagne ne dit pas le contraire lorsqu’il affirme « les collectivités locales sont le plus souvent des permanences politiques locales avec, à la tête des responsables politiques locaux fonctionnant au profit du parti au pouvoir et accordant un rôle prépondérant à une gestion clientéliste avec un personnel municipal pléthorique et peu qualifié, des dépenses de fonctionnement surdimensionnées et des investissements faibles».
La « Plaie » de la politisation
Cette plaie de la politisation est béante. Elle entraîne le favoritisme, le clientélisme et le népotisme ; rend opaque la passation des marchés publics en violation flagrante et délibérée des textes régissant la matière. Enfin elle freine le développement local dans la mesure où les rares ressources dont disposent les collectivités locales servent à couvrir les dépenses de fonctionnement qui grèvent la portion la plus importante du budget. Les dépenses d’investissement qui devraient servir à améliorer le bien-être des populations sont la plupart du temps, renvoyées aux calendes grecques. A moins que, par la magie de la coopération décentralisée, certains partenaires extérieurs viennent combler ce gap. Mais pour cela il faudrait avoir un carnet d’adresses bien fourni ; ce qui n’est pas le cas de la majeure partie des exécutifs locaux qui brillent par leur incompétente, leur manque de vision, leur carence administrative et managériale.
Par ailleurs, le pouvoir de dissolution unilatéral dévolu au Président de la République est en porte-à-faux avec la philosophie de la décentralisation. La suppression de la tutelle et son remplacement par le contrôle de légalité s’accommode1 mal avec cette tutelle napoléonienne qui plane comme une épée de Damoclès sur la tête des collectivités locales. L’usage politicien que pourrait en faire le Président de la République ne peut être occulté par des arguments aussi fallacieux que saugrenus les uns des autres.
Ce pouvoir de dissolution doit être une prérogative reconnue à une autorité juridictionnelle qui devrait en mesurer tout son sens et toute sa portée.
Le doigt étant mis sur « la plaie » de la politisation il serait intéressant maintenant de remuer « la plaie » de la plus infectée relative au manque criard de moyens financiers des collectivités locales.
I- La « Plaie » du manque de ressources financières
En principe, le transfert de compétences doit être accompagné concomitamment de transfert de moyens financiers. En réalité, l’Etat n’a fait que transférer des problèmes ces collectivités locales. Certaines d’entre elles ont seulement une existence ou reconnaissance juridique ; mais sur le plan exégétique et factuel ce sont de véritables coquilles vides.
L’Etat central a toujours une conception Jacobine de l’Etat malgré la politique de décentralisation qu’elle a initie.
En effet, les collectivités locales sont toujours considérées comme des « personnes mineures qui, pour vivre, ont besoin des subsides de leurs parents ». Peut-on parler de l’autonomie des collectivités locales alors qu’elles ne disposent pas de ressources nécessaires pour faire face aux besoins élémentaires d’une bonne administration ?
Une bonne mise en œuvre d’une politique de décentralisation doit être jaugée et jugée par rapport à l’importance et à la consistance des ressources financières dont disposent les collectivités locales.
Au Sénégal, les principales ressources des collectivités locales leur sont dévolues soit par transfert de fiscalité, soit par dotation ou par les deux à la fois.
Parfois, les autorités centrales, pour l’octroi de ces fonds, font prévaloir des considérations politiques, politiciennes, partisanes voire régionalistes…
Pour soigner cette plaie il faut que les collectivités locales puissent créer leurs propres ressources. En effet, il est indispensable de procéder à une localisation de la fiscalité comme condition nécessaire mais non suffisante à elle seule, à la mise en œuvre des transferts de compétence entre l’Etat et les collectivités locales.
En effet, si le citoyen peut établir un rapport entre la réalisation de tel ou tel projet et les impôts, il sera plus facilement porté à accomplir son devoir fiscal. Il resterait seulement aux autorités locales de mener une bonne campagne de conscientisation et de sensibilisation afin que le citoyen soit convaincu que cet argent servira à construire des infrastructures socio-éducatives, sanitaires, routières pour le bien-être de toute la collectivité.
En vérité, l’autonomie financière implique davantage que la simple capacité à disposer en toute indépendance de marges de manœuvres fiscales. Du côté des ressources c’est la liberté de décider du montant des recettes de la collectivité et de leur répartition. C’est aussi de disposer du droit de modifier la répartition et le volume des dépenses.
Par ailleurs, pour des ressources additionnelles substantielles, il appartient aux organes dirigeants des collectivités locales de faire preuve d’initiative en activant voire renforçant les leviers de la coopération décentralisée. Tout ne doit pas venir de l’Etat ou du citoyen qui ont déjà consenti assez de sacrifices mus par leur seule volonté politique et par leur patriotisme.
La « plaie » qui doit maintenant être définitivement cicatrisée est relative au cumul des mandats et /ou fonctions.
II- La « plaie » du cumul des mandats et /ou fonctions
Dans son acception la plus partagée le cumul est le fait pour une personne d’exercer un pouvoir à des niveaux différents. Le cumul n’est pas uniforme. En effet, il peut être horizontal, vertical, oblique … Dans tous les cas le cumul est relatif à des mandats et / ou à des fonctions.
Pour Christophe Guettier, le cumul des mandats n’est pas un remède à un mal. C’est le « mal lui-même » c’est ce qui fait que, dans certains pays, le mandat unique est consacré (Danemark). Aux Etats-Unis, au Portugal, en Espagne, en Italie on a formellement interdit le cumul des mandats.
Pour Kadialy Gassama « la notion même de cumul es chargée négativement, elle renvoie à l’anormalité : si, par extraordinaire, le cumul devrait s’exercer, il serait par défaut… qu’il s’agisse de dettes, de fonctions, de femmes ou toute autre chose qu’on peut imaginer, le cumul n’est pas souhaitable ».
Qui plus est, les cumulards n’ont pas le don d’ubiquité. Par conséquent, ils ne peuvent pas servir « deux maîtres à la fois ». Dans cette optique, Yves Mény affirme « il y a une impossibilité pratique d’exercer convenablement les fonctions législatives et les fonctions électives locales ».
Malheureusement, au Sénégal depuis 2002, le cumul a été renforcé. On peut être à la fois député et maire. Pour se donner bonne conscience ou pour donner la vraie fausse impression qu’ils travaillent le cumulard s’appuie sur des collaborateurs. Ces derniers deviennent donc les principaux responsables des affaires pour lesquelles ils n’ont pas, en principe, été habilités à intervenir. Cela pose toute la problématique de la légitimité de l’élu car le collaborateur n’a aucune légitimité politique.
A cet effet, Pierre Olivier Caille affirme « qu’il n’est pas satisfaisant, en démocratie, que l’Administration remplace l’autorité politique élue ». Il en est ainsi quand la fonction de maire est exercée par le secrétaire municipal.
Au Sénégal, certains maires qui exercent d’autres fonctions ou mandats peuvent rester un mois voire plus sans retourner dans leurs localités qu’ils doivent en principe administrer. La gestion d’une municipalité nécessite une présence quotidienne pour « tâter » le pouls de sa localité afin d’apporter, en cas de besoin, les remèdes nécessaires et efficaces. Elle s’accommode mal d’une absence prolongée ou d’une présence sporadique et épisodique.
Le cumul des mandats et des fonctions peut aussi faire naître des conflits d’intérêts. Ainsi un député-maire peut être tenté de déposer une proposition de loi sur des sujets qui intéressent, en particulier, sa circonscription. De même un ministre-maire peut privilégier sa commune pour l’octroi d’une subvention accordée par l’Etat.
Le cumul peut aussi freiner l’élargissement de la classe politique. En effet, pour Pierre Olivier Caille « le cumul des mandats conduit à la fermeture de la classe politique, une minorité d’élus accaparant les principales fonctions politiques ». Certains auteurs n’ont pas hésité à parler de « noblesse de représentation » de « tribalisme municipal » de « seigneuries électives » voire de « dynasties familiales ».
Le cumul des mandats agit donc comme un véritable mode de sélection du personnel politique qui renferme le système sur lui-même, une sorte de darwinisme politique.
En effet, avec ce darwinisme politique seuls les cumulards se partagent entre eux les pouvoirs, les mandats, les fonctions, les avantages matériels et financiers etc… On doit tendre au Sénégal vers une interdiction du cumul pour le renouvellement de la classe politique afin de permettre aux jeunes et aux femmes de s’impliquer d’avantage dans la chose politique. Par conséquent, il faut imposer un âge maximal pour exercer des mandats, consacrer le renouvellement successif avec interdiction de briguer plus de deux mandats.
L’accès aux fonctions et aux mandats étant un principe constitutionnel on ne peut pas interdire à un citoyen de postuler à un mandat ; mais s’il se trouve en situation de cumulard il doit opter pour un mandat ou une fonction au détriment d’un (e) autre suivant son libre choix et sa libre conscience.
Au Sénégal on doit donc tendre vers la suppression du cumul et consacrer cette formule simple mais pertinente un homme = un mandat = un renouvellement = une indemnité.
Conclusion
La décentralisation sénégalaise présente des « plaies » ouvertes dont la guérison requiert un traitement de choc relatif à l’interdiction générale et absolue de tout cumul, l’autonomie des collectivités locales sur le plan financier et fiscal et la primauté de la compétence sur le népotisme, le favoritisme…
Au-delà de ces remèdes vitaux il faut adopter une nouvelle vision et orientation de la politique de la décentralisation avec la péréquation financière. La péréquation est une modalité par laquelle l’Etat corrige les inégalités entre les collectivités locales en instituant une sorte de discrimination positive.
En effet, une péréquation financière au profit des collectivités locales les plus démunies permet d’harmoniser le niveau de développement au sein du territoire. Ce n’est que de cette manière que l’Etat peut rectifier les différences inégales de richesse et les potentialités de développement entre les collectivités locales.
En définitive, la péréquation permettra de rétablir une certaine équité dans la redistribution des ressources nationales. Elle doit se faire sur une base purement objective et rationnelle au-delà de toute considération localiste.
Pour conclure, j’emprunte à Michel Crozier (monde 10 Septembre 1991) la théorie de l’Etat modeste qui ne signifie pas « moins d’Etat ; ni mieux d’Etat ; mais un Etat qui n’est plus l’Etat impérial qui ordonne mais l’Etat qui aide, l’Etat qui développe la connaissance, qui va permettre à des citoyens mieux éclairés de décider par eux-mêmes ». Espérons que l’Etat puisse méditer ces propos pleins de sagesse et de réalisme pour une décentralisation véritable et irréversible.
Ousmane DIAGNE