La pensée victime du marché toujours tout pui
Les médias au Sénégal : La pensée victime du marché toujours tout puissant
Au Sénégal, il est fréquent de constater que lorsque quelqu'un est élu ou nommé à un poste de responsabilité, on parle de ‘gâteau’ ou de ‘ministère hyper friqué’, ou de ‘tel homme est balèze’, c'est-à-dire riche, sans se poser des questions sur l'origine de sa richesse. Des expressions comme ‘gifler’ quelqu'un, c'est-à-dire lui offrir beaucoup d'argent, la ‘caverne d’Ali Baba’, ‘un ministre financièrement balèze’, etc., n’ont rien de vraiment pertinent et ne devraient être utilisées dans le presse qu’avec modération.
Lorsque de tels concepts inondent le lexique du journaliste ou constituent la trame de son expression, il y a manifestement un problème. Certains organes de presse qui avaient mesuré l’ampleur de la décadence intellectuelle du débat politique avaient, à juste titre, initié des émissions aptes à relever le défi. Les médias privés et même publics vont casser cette manière de voir et introduire le citoyen dans le débat de société et du quotidien.
Dans l'univers clés des médias d'Etat, des brèches ont été ouvertes, dans le passé pré-alternance et aujourd’hui encore, pour donner libre cours à la liberté d'expression grâce à l'avènement de certaines émissions d'une grande portée civique. ‘Face à face’ de Mame Less Camara, ‘Confidence autour d'un micro’ de Demba Dieng, ‘Pastéf’ de Arame Diop, ‘En toute liberté’ et ‘Cosmopolitique’ de Daouda Ndiaye, ‘Disso ak baykat...’ de Samba Nguer, ont joué un rôle très important dans le développement de la culture démocratique et dans la prise de conscience citoyenne. Ces pionniers méritent une reconnaissance éternelle aussi bien de la part des citoyens, que des politiques et des jeunes journalistes.
L’espoir vient du constat heureux que, dans l’espace médiatique actuel, d’autres brèches seront ouvertes par la nouvelle vague de journalistes, en créant des espaces de libre discussion, comme ’Actu En 7’ de Pierre Edouard Faye, ‘Opinions’ de Oumar Gningue, ‘Grand Jury’ de Mamoudou Ibra Kane, ‘Remue Ménage’ de Alassane Samba Diop, ‘Par Conviction’ de Cheikh Diaby, ‘Pile ou Face’ de Pape Allé Niang, ‘l’Actualité en Profondeur’ de Maïmouna Ndour Faye, ‘Dialogue critique’ de Yoro Dia. Ces émissions animées par d’excellents confrères ont toutes ouvert à la démocratie sénégalaise un nouvel horizon face auquel le citoyen participe désormais à la réflexion relative à la gestion de la Cité. Mais la concurrence déloyale d’autres confrères a eu comme conséquence pour ces médias de qualité d’être traités de médias élitistes ou intellectualistes !
Nous sommes à une époque et dans un contexte très peu propices à l’émergence d’une pensée politique féconde : la pensée est prisonnière de formules stéréotypées qu’on reproduit de façon quasi mécanique, du péché qu’a commis la société de consommation d’’avoir privilégié l’avoir au détriment de l’être’ selon la célèbre formule de Jacques Delors, du culte des peoples au détriment des valeurs intellectuelles ; bref la pensée est victime du marché toujours tout puissant.
Dans la presse, on n’écrit pas forcément pour informer et pour penser les mutations du monde, les confrères ne rivalisent pas dans la production d’analyses et d’investigations consistantes : la compétition entre confrères se résume en une course effrénée vers le scoop, le sensationnel. Dans toute démocratie, a fortiori dans les démocraties balbutiantes comme la nôtre, de la qualité de l’information dépend celle du débat citoyen. La nature de celui-ci déterminant, en dernière instance, la richesse de la démocratie. Pour mieux vendre son produit, la presse est obligée parfois de se soumettre aux exigences des citoyens et parmi celles-ci, il y a une demande de thanatos qu’ils cherchent à satisfaire par la férocité de la critique sur l’action des gouvernants et sur l’opposition. Nous, journalistes, sommes souvent enclins à stigmatiser la crise de la pensée au sein de l’élite intellectuelle comme si nous nous excluions d’office du cercle des intellectuels et du commerce des idées ou comme si nous n’étions pas en partie coresponsables de cette décadence de la pensée dans la société !
Qui fait la promotion des peoples ? Par quel canal les danseurs, les troubadours sont-ils devenus la vitrine de la société ? Danseurs, musiciens, lutteurs, etc., ont évidemment leur place dans toute société démocratique et nous n’avons rien à leur reprocher. En revanche, on ne peut pas les surévaluer au détriment de ceux qui doivent être la vitrine intellectuelle du pays.La presse dans une démocratie doit, certes être l’écho de toutes les vibrations de la société, mais elle doit toujours demeurer dans la conviction que ce sont les idées qui mènent le monde : on n’a pas bâti les grandes civilisations avec juste du folklore ; les héros qui ont fait amorcer des virages positifs à l’humanité, ont fondé leur grandeur dans la recherche et la réalisation de principes élevés et non dans la confusion avec la foule. ‘Les grands hommes ont toujours été seuls’, a justement dit le philosophe Hegel dans ce sens : il faut accepter parfois d’être incompris et même d’être marginalisé pour laisser le temps féconder patiemment ses idées et les mûrir.
Le journaliste et l’homme politique ont sur ce point le même destin : à force de vouloir suivre la masse dans la démocratisation outrancière des idées, ils finissent fatalement par ne plus en avoir et par ne plus envisager même de les promouvoir. Á vouloir tout démocratiser, on est obligé de vulgariser ou d’abrutir là où on a la mission d’éveiller les consciences et de les élever à la contemplation de vérités et de valeurs pas toujours accessibles à la masse.
Pape Sadio THIAM Journaliste thiampapesadio@yahoo.fr