mendicité systématique
A propos de l’Aes : Mise au point
Commençons par préciser que mon interview de Wal Fadjri résumait une intervention sur la littérature au Sénégal, devant un public restreint de vieux africanistes, noirs et blancs qui tous les mois se retrouvent au sein de la Cade, et ne portait pas spécialement sur l’Aes. Mais comment empêcher un journaliste de choisir un titre provocateur ?
Ensuite, je ne puis croire que les excès de langage de l’article signé par l’Aes soient le fait des amis que j’estime, et avec qui j’ai maintes fois regretté les ‘dérives’ de leur association : Hamidou Dia, Louis Camara, Amadou Lamine Sall, et même Elie Charles Moreau et Marouba Fall s’en souviennent certainement.
Mais le problème est là justement. Plus que des personnes, c’est d’une politique de l’Aes qu’il s’agit, et qui nous désole. Cette association, c’est Birago Diop qui l’a créée et dirigée pendant dix ans. Elle n’avait jamais quémandé un sou dans les ambassades ou les ministères. Elle n’a jamais recherché les faveurs du pouvoir, ni l’attribué de titres, de prix ou de louanges à un représentant du pouvoir. Elle n’a jamais confondu littérature et politique.
De son côté, Senghor ne s’en est jamais formalisé, sachant qu’en effet, ce n’était pas le rôle d’une telle association qui doit rester libre de toute pression. Et ainsi respectée, l’association était visitée spontanément par les écrivains de passage ; elle défendait les intérêts de ses membres en fondant le Bureau des Droits d’auteurs. On se réunissait régulièrement chez Birago dont le jardin arboré n’était pas encore envahi par le béton. Cela ne lui coûtait que quelques bouteilles de coca, et quelques pastels confectionnés par son fidèle serviteur : pas de quoi le ruiner !
Mais Mohamadou Kane y amenait ses confrères de la fac de lettres ; le couple Lemoine drainait les auteurs et acteurs haïtiens ; Dorsinville et Madiéna représentaient la maison d’édition Nea et son comité de lecture : c’est là que les jeunes apportaient leurs manuscrits et les confiaient à M. Kane, Madior Diouf, Amadou Ly ; mais aussi à Dorsinville (qui conseilla A. Lamine Sall) ; à Birago (qui lança Ken Bugul) ; à Aminata Sow Fall, à Miriam Vieyra, à Cheikh Ndao qui incitait à travailler et retravailler. Tout cela était alors actions bénévoles ; pour l’amour de la littérature.
Conseiller, critiquer, aider, tel était alors le rôle de l’Aes. Aujourd’hui règnent le griotisme politique, l’éloge redondant de n’importe quel ouvrage publié (toute critique étant considérée comme un outrage à la personne !), la mendicité systématique auprès des institutions, et enfin le tapage médiatique à toute occasion. Mais pas d’œuvre littéraire importante, pas d’auteurs qui percent, en dehors de ceux qui écrivaient déjà il y a dix ans, voire vingt ans. Même les Mariama Ndoye, les Kadijatou Hane, les Sokna Benga (prix de la République sous Abdou Diouf), Louis Camara (idem), Abasse Dione (Prix de la fondation Senghor, des années 80) ont fait leurs preuves bien avant l’an 2000… Et Fatou Diome publie en France, Serigne M. Guèye, Babakar Fall, Madame Ziarra aussi. Que se passe-t-il donc au Sénégal ?
L’Aes n’a jamais eu tant d’argent… mais les coca-colas ont-ils atteint le prix du champagne ? Les hommages et les commémorations peuvent-ils remplacer un bon roman, une grande pièce ? Comment fait Lamine Sall qui arrive, lui, à publier de jeunes poètes dans sa petite édition ‘Feu de brousse’? Mais peut-être, les jeunes n’ont plus rien à dire ? Ou n’osent-ils plus rien écrire ? Dès lors, demandez-vous s’il n’y a pas quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark. Mais vous répondez : comme partout ailleurs en Afrique ! Vrai, mais jusqu’ici il y avait ‘l’exception sénégalaise’…
Lilane KESTELOOT Chercheur à l'Ifan
Nb : J'exprime ma tristesse et mon vif regret devant le brusque départ du cher Lucien Lemoine.