La statue de toutes les controverses
La statue de toutes les controverses
Le débat sur la statue de la renaissance a peut-être quelque utilité mais… Dieu qu’il est fatigant ! Pour les intellectuels et hommes de culture, il convient de clore cette polémique en douceur et de revenir sur terre. Par patriotisme, parce que cela prend des contours qui nous font paraître ridicules aux yeux du monde, surtout quand des étrangers qui n’ont aucune espèce de leçon à nous donner, profitent de la brèche ouverte pour s’inviter dans le débat. La chose est bien simple : cette statue, on l’aime ou on ne l’aime pas. Pour l’instant, il faut faire avec, car elle est là et bien là, que celui qui s’inscrit dans le deuxième cas de figure prenne le parti de l’ignorer. Par sagesse, personne ne gagne à attiser quelques fureurs tendant à menacer les fondements d’un Etat qui se veut neutre, anti-confessionnel. Le caractère civil de l’Etat oblige son chef à ne se justifier devant aucune autorité religieuse. Ce même droit de réserve, pour des questions aussi sensibles, aurait dû pousser l’opposition qui ne doit jamais oublier que le pouvoir peut lui échoir un jour, et pour cette raison l’entretenir soigneusement, en éteignant très vite tous les incendies d’où qu’ils viennent plutôt que de les amplifier en en parlant sans cesse et sans retenue.
Ce même sens des responsabilités oblige les religieux à se tenir loin des sphères dévolues aux politiques. Ils ont, depuis toujours, accepté de se mouvoir dans un Etat laïc. Aujourd’hui, ils agitent la loi du nombre or, jusqu’à preuve du contraire, personne n’a décrété que ce pays était une république islamique. Ce 5 % que constituent les non-musulmans, il ne faut point le minorer.
Par ailleurs, le fait que cette statue soit dédiée à l’Afrique renvoie tous les religieux aux occupations qui sont les leurs. Nous revient en mémoire l’image d’un guide religieux dont les conférences sont très courues, que nous écouterions parler des heures pour son éloquence, son érudition, son discours moderne. Ce guide nous est apparu une fois, dans un de ses face-à-face avec le public, trônant avec majesté sur un dromadaire en bois sculpté. Nous avions aimé cette image. Personne n’a noté un seul commentaire venant des gardiens du Temple, à la mémoire sélective, sur le dromadaire du marabout, représentation animale par essence.
Bref, chez nous, tout est grossi ; il est temps pour nous de retrouver notre belle tradition intellectuelle qui consistait à la confrontation des arguments, au choc des idées, sans hostilité, dans des joutes admirables de bienséance et de respect mutuel. Le niveau du débat était élevé et cela se terminait dans les rires, sourires et serrements de mains. La scène d’aujourd’hui est peuplée de va-t-en-guerre.
Pour ce qui concerne la statue, nous n’avons pas encore visité les lieux du crime. Mais les images diffusées nous ont donné un petit aperçu de la chose. Cette statue figure le surgissement de l’homme noir à l’état pur. L’empreinte primitive que dégage la sculpture vient de la sobriété vestimentaire des personnages ainsi représentés. Or, pour ceux qui ont la capacité de se projeter dans un monde d’avant toute pénétration d’ordre colonial ou religieux, cette statue est bien la représentation de l’homme noir véritable, celui que la civilisation occidentale vêtira de manière plus élaborée, sur lequel les religions révélées poseront des attributs pudiques. Prétendre que cette semi-nudité de la femme est une agression à nos valeurs culturelles, c’est méconnaître l’histoire des origines. Il suffit d’aller un peu plus vers le sud du Sénégal, côté oriental, pour découvrir des survivances de cette tenue sommairement déclinée, propre d’ailleurs à toutes les civilisations à leurs premiers balbutiements. Cela confère à cette statue tant décriée un universalisme qui réconcilie les cultures noires dans leur diversité… et au-delà. Des costumes et parements, des spécificités culturelles reconnaissables parmi tant d’autres eussent suffi à menacer cette union sacrée et cette réappropriation de soi que les Africains tentent de poser comme premiers jalons pour la réunification de l’Afrique et le dialogue des cultures.
Cette statue dit le cheminement initiatique de l’homme noir depuis cet instant figé dans la pierre - avant que sa trajectoire ne fût stoppée net par les avatars d’une histoire convulsée qu’il n’a pas choisie - à nos jours. Aussi ne devrait-il guère y avoir matière à débattre si aussi bien ceux qui cogitent sur l’indécence vestimentaire de la femme, que ceux qui se sentent dérangés dans leur foi, regardaient cette statue comme l’incarnation de l’homme noir dans toute sa primitivité, comme un rappel de notre passé historique. Tout simplement. Renier son passé, c’est s’inscrire dans un présent heurté, chaotique, chancelant, parsemé de voltes-faces et d’illusions. Alors, ne faisons pas semblant d’oublier ce paganisme, hérité des ancêtres, alors qu’il transparaît dans la plupart de nos actes au quotidien, que l’on soit chrétien ou musulman.
Aujourd’hui, personne ne met en doute notre attachement en un Dieu unique, mais par devoir de mémoire, nous pouvons montrer cette image du nègre fondamental aux générations futures. Tous nos problèmes et notre retard trouvent leur fondement dans ce refus d’assumer notre passé, dans ce travestissement de notre histoire que nous acceptons allégrement sans nous poser de questions. Tout comme la famille, l’ethnie, les croyances, les lieux de mémoire disent l’histoire d’un être et sont des espaces de ressourcement, de repli quand tout chamboule ; l’histoire d’une nation, d’un peuple et plus largement d’une race, sert de référence pour, à chaque fois, permettre à l’individu de retourner sur ses pas dans les moments tragiques. Dans deux cents ans, lorsque les générations futures perdront jusqu’au souvenir de nous-mêmes, laissons-leur au moins un témoignage visuel de ce que fut l’Africain authentique, sinon ils encourent le risque de croire que, par une opération du Saint-Esprit, l’homme noir est apparu sur terre divinement vêtu, seulement ils ne sauront jamais que cette vêture est un mélange d’emprunts culturels glanés ici et là, tout au long de son parcours historique.
L’exemple le plus hilarant, c’est qu’on nous a toujours fait croire, dans les manuels scolaires, que notre histoire a débuté avec les burs (Lat-Dior et consorts) et la pénétration étrangère. Avant ? Ce sont les premiers hommes, ancêtres de toute l’humanité (l’homme de Cro-Magnon, du Neandertal, l’homo sapiens), ensuite nos ancêtres les Gaulois, suivis d’une énorme parenthèse historique ; un bond vertigineux nous projette brutalement dans la période coloniale et les histoires de royaumes africains. Où est passée notre période moyenâgeuse attestant de la vieillesse de notre civilisation ? C’est grave ! Heureusement qu’il y a eu un égyptologue pour tenter de remettre les pendules à l’heure. Alors, pour l’amour de ceux qui ne sont pas encore, de grâce, laissons ce monument défier le temps, quelles que soient les charges retenues contre lui et taisons nos querelles intestines. Sinon, nos descendants perdront nos traces, aidés en cela par les flibustiers de l'Histoire qui continueront leur funeste entreprise de falsification et de déstabilisation, sachant pertinemment que la meilleure manière de fragiliser un peuple, c'est de lui enlever ses racines.
Surgissement avions-nous dit, parlant de la statue ? Oui, tout est dans ce surgissement formidable qui donne tout son sens au terme de renaissance, car faisant renaître de façon brusque et symbolique le nègre total. Nous ne sommes toujours pas d’accord sur le choix du mot Renaissance comme thématique pour le Fesman, mais là, il définit correctement cette apparition sur le sommet des Mamelles.
Il est vrai que malaxée par les mains expertes du sculpteur Ousmane Sow, cette pièce aurait été plus spectaculaire ; ce qui donne du cachet à ses œuvres, c’est justement ses personnages bruts qui ont une empreinte plus négroïde que ce qui nous est donné à voir. Cependant, cela ne disqualifie en rien le travail des Coréens qui laisse entrevoir une finesse dans la maîtrise du ciselé et du modelé. L’art, c’est d’abord une affaire de goût et d’interprétation. C’est personnel. Aussi, nul n’a le droit de dire ‘…on aurait dû choisir untel plutôt qu’untel.’, là où on devrait dire ’…ma préférence va vers untel’, car ici, on est exclusivement dans le domaine du subjectif. Est-ce qu’il est possible de couler les pièces d’Ousmane Sow dans un alliage de métaux ? Lui-même est-il spécialisé dans le coulage ? Autres questionnements : dans une Afrique qui cherche à se retrouver autour de l’essentiel, serait-il correct de confier l’ouvrage à un fils du pays, déjà que la statue se trouve en terre sénégalaise ? Est-ce que le choix d’un artiste extérieur à l’Afrique n’est pas délibéré, une manière de couper l’herbe sous les pieds de certains saboteurs capables, demain, de se laver les mains de la chose sous prétexte que le monument, c’est l’affaire du Sénégal et de tel autre pays africain, même si l’artiste provient d’un appel d’offre international ? Certains y verront toujours un complot, un parti-pris. Vous savez, l’Afrique étant ce qu’elle est, avec nos bizarreries, nos jalousies et petites mesquineries, il suffit pour nous départager d’amener un étranger pour que tout le monde s’incline et se tienne tranquille. Nous sommes ainsi faits. Et s’il faut choisir, il est plus aisé de se coltiner avec les intellectuels du pays que de se mettre à dos toute l’Afrique. Avec nos intellectuels, les passes d’arme sont gérables, avec le continent, c’est la grosse bouderie.
Certains verront dans ce monument l’étalage d’une vanité personnelle, toute stalinienne vue sa taille, d’autres un objet esthétique en soi, d’autres encore une arme de combat politique pour l’Afrique. Le caractère emblématique de l’œuvre explique peut-être son gigantisme qui lui confère une puissance visuelle : elle symbolise une abstraction, La Renaissance noire. L’histoire de l’art, de la statuaire, à travers le monde nous enseigne que les sculptures du genre, sensées véhiculer une idée, sont en règle générale prodigieuses.
Les Coréens ont-ils réussi leur coup ? Nous répondons : oui. Nous sommes assurément en présence d’une belle pièce. Le réalisme de l’ouvrage se combine au traitement convaincant de l’espace. La configuration spatiale de ces lieux où l’atmosphère est constamment balayée par les vents venus de l’océan et des quatre coins de Dakar, a inspiré les concepteurs qui ont su capter le temps, saisir l’instant. C’est ainsi que le mouvement des vents soulève, par moments, le pagne de la femme, créant des effets rythmiques à travers quelques montrer-cacher simplement suggérés qu’accompagnent les ondulations de la chevelure. Ceci est propre à l’esthétique asiatique qui insiste sur ‘l’instant prégnant’, par la codification des gestes et expressions. Même leur théâtre s’inspire de cette démarche : le décor est aboli, dans un cadre minimaliste, tout est suggéré ; à travers la mime, le comédien peut ouvrir un robinet et recréer le suintement de l’eau rien qu’avec les bruits de sa bouche… etc.
Un autre aurait commis le sacrilège de coller le pagne au corps de la femme sans tenir compte des pressions atmosphériques. Le couple est en mouvement dans une clarté explosive. La puissance du trio est dans l’homme. A force de l’observer, on est pris dans l’intemporalité du roc qui lui sert de base et semble l’installer de manière définitive dans l’Eternité. Le caractère narratif de l’ouvrage, il faut le chercher dans l’expression des visages (qui ont des caractéristiques nègres, quoi qu’on en dise), les gestes et positions : s’agit-il d’un couple à la quête d’une Terre promise ? L’a-t-il trouvée ?
Des aspects narratifs aussi dans cette confrontation dialectique de l’être avec le céleste, le transcendant auquel il aspire, et les pesanteurs terrestres qui l’emprisonnent : l’homme est entravé par la pierre alors que la femme dégage une légèreté toute aérienne. L’homme figure l’enracinement, l’ouverture vers l’Universel est symbolisée par la femme et l’enfant qui ne sont pas solidement rivés au sol. Par cet envol vers le futur qu’ils déchiffrent du regard, ces deux êtres semblent se libérer de tous les jougs et dominations qu’ils soient d’ordre racial, social… religieux ou machiste pour la femme, qui n’est pas en situation ‘d’objet’ tant elle semble épanouie, indépendante de toutes les valeurs qui l’ont jusque-là desservie, entraînée sans contrainte par un père protecteur, occupé à valoriser son fils, ce qui est assez stimulant dans un pays où beaucoup d’enfants sont livrés à la rue. Le mythe est brisé, celui traditionnel de la mère portant son enfant sur le dos, trottinant derrière le père qui chemine, libre de ses mouvements et de toute corvée. L’image est parlante, le monde de demain ne se fera pas sans les jeunes et la gent féminine. Entre les trois personnages, le travail de verticalisation est d’une justesse remarquable, centrée sur l’homme. Les trois bras forment un axe horizontal en harmonie avec le cosmos. Les points de focalisation du regard portent sur les trois lignes formée par les têtes, par les trois bras du couple avec celui de l’enfant légèrement en retrait (le symbolisme du chiffre trois : quel est le sens de ce chiffre cabalistique ici ?), par le pagne et la chevelure de la femme qui donnent vie à la matière, sur le buste et la cuisse puissamment tendus, mettant en évidence toute l’énergie vitale de l’homme et l’enfant qu’il porte - et non sur le plastique de la femme.
Comme quoi, l’art, c’est aussi une affaire de regard. Apprécier une œuvre d’art, c’est une démarche personnelle, il faut le faire sans d’autres a priori que le substrat culturel dont sont porteurs ceux qui sont dotés d’une culture visuelle. Dès qu’on se met à apprécier un ouvrage artistique sous l’angle de la morale ou de la politique, avec des lorgnettes empruntées à Massamba ou Mademba, l’on sort du champ esthétique et des territoires de pensée propices à la réflexion libre et sereine pour entrer dans le cadre du commun et du bavardage facile.
Une œuvre d’art n’a pas de prix, surtout quand elle a la prétention de tutoyer les siècles et de prendre la patine du temps. Dans un pays comme le nôtre, tant qu’il y aura de la vie, les priorités et urgences ne manqueront pas. On n’en viendra jamais à bout. Pour illustrer cette idée, convoquons nos parentes saint-louisiennes qui vouent un culte à la table au point qu’il leur arrive de vivre sans même la jouissance d’un pied-à-terre, à qui nous répétons tout le temps : ‘Il y a un choix à faire entre se dorloter le ventre et tirer un trait sur l’essentiel ou se serrer la ceinture et réaliser ses rêves.’ Wassalam.
Nous ne saurions terminer sans nous associer au peuple maïtien dans la tragédie qu’il est en train de vivre. Que le bon Dieu, dans sa mansuétude, assiste les survivants en leur apportant paix et réconfort et que les morts reposent en paix. Nos pensées vont également vers la grande Jacqueline Lemoine qui nous a fait vivre avec Lucien des moments d’Art inoubliables, nous imaginons sa solitude, puisse Dieu l’aider à la supporter.
Fatimétou SAR