ETAT DE DROIT &Démocratie
Parité, Etat de droit et démocratie : réponse à Fatou Kiné Camara
La contribution de ma concitoyenne Fatou Kiné Camara intitulée ‘La goutte d’eau qui fait déborder le vase : la décision du Conseil Constitutionnel du 29 avril 2007’, dans laquelle elle critique l’arrêt du Conseil constitutionnel invalidant la loi sur la parité entre hommes et femmes au scrutin proportionnel des élections législatives prévues le 3 juin 2007, me donne l’opportunité d’exprimer mon opinion par rapport au débat sur la parité, eu égard aux exigences de l’Etat de droit et de la démocratie. En d’autres termes, il s’agit de répondre à la problématique cruciale de savoir si la parité qui consiste, à travers des dispositions juridiques, à prévoir un quota égal pour les hommes et les femmes pour accéder à tout ou partie des fonctions publiques selon les modalités de l’élection ou de la nomination, est conforme ou non aux principes de l’Etat de droit et de la démocratie.
Par Etat de droit, il faut comprendre un Etat doublement soumis au droit, par action et par abstention : en fournissant des prestations aux citoyens et en ne violant pas leurs droits et libertés, dont la promotion et la protection réelles sont solennellement reconnues et garanties par la Constitution, les lois et règlements, et dont la violation peut être judiciairement sanctionnée par des recours juridictionnels devant les cours et tribunaux. Ces recours peuvent avoir pour objet l’annulation des décisions illégales de l’Etat ou le versement de compensations financières pour rétablir les ruptures d’égalité qui peuvent découler des actes administratifs unilatéraux et des contrats où l’Etat ou une collectivité publique est partie. Dès lors, les prérogatives exorbitantes de puissance publique ne sont reconnues à l’Etat que pour lui donner les moyens de sa mission : celle de préserver un ordre socio-politique strictement encadré et entretenu par l’impératif catégorique de respecter et de faire respecter les libertés et droits fondamentaux de la personne humaine.
L’Etat de droit est alors intimement lié à la démocratie, qui est un mode de gouvernement qui postule dans l’absolu un idéal vers lequel asymptotiquement on tend : celui de l’identification des gouvernants aux gouvernés. Dans son discours de Guettysburg en date du 19 novembre 1863, Abraham Lincoln a défendu une conception maximaliste de la démocratie définie comme le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. Mais cette conception quelque peu exaltée qui fait du peuple la source organique, fonctionnelle et téléologique du pouvoir politique, sans doute en raison des difficultés pratiques de sa mise en œuvre, a amené certains auteurs à lui préférer des critères moins rigides, comme ceux de la polyarchie avancés par Robert Dahl et qui sont au nombre de 7 : 1) la liberté de former et de s’affilier à des organisations ; 2) la liberté d’expression ; 3) le droit de vote ; 4) le droit des leaders politiques de compétir pour rechercher des soutiens ; 5) l’existence de sources alternatives d’information ; 6) l’éligibilité des fonctions publiques ; 7) des élections libres et honnêtes. Robert Dahl y ajoute 5 autres conditions qui sont nécessaires à la stabilisation de la polyarchie : 1) les leaders ne doivent pas utiliser les appareils répressifs d’Etat, notamment la police et l’armée pour conquérir et conserver le pouvoir ; 2) une société moderne, dynamique, organisée et pluraliste doit exister ; 3) les velléités conflictuelles du pluralisme subculturel doivent être maintenues à un niveau acceptable ; 4) parmi les populations du pays, particulièrement les strates les plus politiquement actives, il doit exister une culture politique et un système de croyances favorables à l’idée de démocratie et aux institutions de la polyarchie ; 5) les effets du contrôle et de l’influence extérieures doivent être négligeables ou positivement favorables.
Mais malgré la pertinence de tous ces critères, la préférence est allée à la définition minimaliste et électoraliste de la démocratie dont la paternité revient à Joseph Schumpeter, qui estime que ‘la méthode démocratique, est le système institutionnel, aboutissant à des décisions politiques, dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions à l’issue d’une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple’. Mais à la vérité, l’existence d’élections libres, transparentes et plurielles a des implications nécessaires en matière de droits et libertés, qui explique une fois de plus la relation ombilicale qu’il y a entre la démocratie et l’Etat de droit ; cette dernière notion étant traduite fort pertinemment par les concepts anglo-saxons de ‘Rule of law’ (règne du droit) ou de ‘Due Process’ (régularité de la procédure), ou encore par le concept allemand de ‘Rechtsstaadt’, ou celui espagnol d’’Estado de derecho’. L’Etat de droit est ainsi une autorité légale, voire supralégale garante de l’ordre démocratique, à l’effet de veiller au respect scrupuleux des droits humains. La démocratie et l’Etat de droit sont donc les deux faces d’une même médaille. C’est fort de cela que le Professeur Gérard Conac affirme : ‘La démocratie (…) est la transposition politique de l’Etat de droit et l’Etat de droit, la traduction juridique de la démocratie.’
Sous le bénéfice de ces observations liminaires, et à la lumière de tout ce qui précède, il convient alors de démontrer que les arguments avancés par Mme Fatou Kiné Camara pour critiquer la décision du Conseil constitutionnel invalidant la loi sur la parité ne sont pas juridiquement fondés d’une part, et que d’autre part, la parité est politiquement dangereuse pour la démocratie. La réflexion sera conduite à travers un fil d’Ariane qui épouse les contours des faiblesses épistémologiques et méthodologiques des arguments avancés par Mme Camara. Ces faiblesses tiennent d’abord à une distanciation et une réflexivité insuffisantes au double plan affectif et axiologique. Car, en effet, la parité est considérée a priori comme bonne en soi, et que par conséquent, toute critique contre elle est inacceptable, intolérable, inopportune et injuste. En plus, ayant battu campagne pour la parité, on comprend quelle peut être la déception de l’auteur après l’arrêt du Conseil constitutionnel, mais cela ne saurait justifier la primauté accordée à la passion sur la raison. Qui plus est, en ne prenant pas le soin de définir de manière claire et précise les concepts de discrimination et d’égalité, on comprend aisément que les conclusions auxquelles aboutit Mme Camara soient dépourvues de bases juridiques solides ; et qu’elle n’ait utilisé que des arguments d’autorité : imposer et s’imposer plutôt que de démontrer ; ce qui n’est pas une méthode intellectuellement recevable.
Premier argument d’autorité : la parité est une initiative du Cosef (Conseil sénégalais des femmes) qui a mené une campagne de pétition à l’échelle nationale dénommée ‘Avec la parité consolidons la démocratie’ pour faire du respect de cette condition un critère de recevabilité des listes de candidatures aux élections législatives et locales ; ladite campagne ayant été menée avec la Fondation Friedrich Ebert, les mouvements de femmes de 17 partis politiques, 4 organisations représentatives de la lutte pour la promotion des droits humains et le ‘respect corps et âme de la femme’ (sic), et 4 médias.
Mme Camara en tire alors la conclusion suivante : ‘Quel parti, quel homme ou femme politique, quel (le) intellectuel (le) contempteur de la parité peut se targuer d’une pareille légitimité ?’. Elle oublie que la quantité n’est pas forcément un critère de qualité ; que le nombre n’est pas forcément un critère de vérité. Ensuite, Mme Camara estime que le texte du Cosef, parce qu’il a été écrit par d’éminents juristes à la compétence et à la valeur internationalement reconnue, serait inattaquable, et donc, que ce n’est pas ce texte-là que le président de la République a soumis à l’Assemblée nationale. Cet argument appelle deux précisions.
D’abord, il ne faudrait pas perdre de vue la dimension sociologique du droit qui est une ressource dont se servent les acteurs sociaux, par le truchement des techniciens du droit, pour enrober leurs intérêts et chercher à les faire prévaloir devant une instance juridictionnelle, qui est appelée à trancher entre les prétentions des parties. Et dès lors, il est tout à fait possible pour un brillant juriste de perdre un procès ; ce qui ne remet nullement en cause ses qualités et ses capacités. Ensuite, aux termes de l’article 80 de la Constitution : ‘L’initiative des lois appartient concurremment au président de la République, au Premier ministre et aux députés.’ De cette disposition constitutionnelle, il résulte que le président de la République n’était pas juridiquement tenu de soumettre la loi rédigée par les experts du Cosef à l’Assemblée nationale, et que par conséquent, ce n’est pas parce que le Cosef a mené une campagne de pétitions, qu’il peut s’arroger des prérogatives constitutionnelles, directement ou indirectement.
Deuxième argument d’autorité : Mme Camara estime que la loi sur la parité, contrairement à la position du Conseil constitutionnel, n’a pas méconnu le principe d’égalité des sexes. Elle affirme en effet : ‘Si on admet que la discrimination est le contraire de l’égalité, quand la loi pose une obligation de présenter une liste avec 30 femmes et 30 hommes, que le Conseil nous explique quel sexe est victime de discrimination ? Comment ? Pourquoi ? Le Conseil ne le dit pas (…)’. On remarquera ici que Mme Camara n’a pas défini rigoureusement ce qu’est une discrimination, elle se contente de renvoyer à un autre concept qui, lui aussi, n’est pas défini : la discrimination, c’est le contraire de l’égalité, se borne-t-elle à affirmer. Mais commençons par le commencement, posons-nous la question de savoir qu’est-ce qu’une discrimination et ensuite qu’est-ce que l’égalité.
Les rédacteurs de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979 que Mme Camara cite beaucoup, et que le Conseil constitutionnel aurait dû prendre en compte dans ses motifs selon elle, n’ont pas commis cette erreur méthodologique. En effet dès son article 1, ladite convention stipule : ‘Aux fins de la présente Convention, l’expression ‘discrimination à l’égard des femmes’ vise toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine.’
La rédaction de l’article 1 est claire, nette et précise ; elle vise une distinction, une exclusion ou une restriction fondée sur le sexe. Dès lors, y a-t-il dans l’accès aux femmes à l’éligibilité, une distinction, une exclusion ou une restriction fondée sur le sexe au Sénégal ? La réponse est évidemment que non. En d’autres termes, il y aurait eu discrimination au sens de l’article 1 de la Cedef, si et seulement si, il existait des dispositions juridiques qui affirment qu’on ne peut pas être président de la République, parce qu’on est une femme. Qu’on ne peut pas être Premier ministre parce qu’on est une femme. Qu’on ne peut pas être membre du gouvernement parce qu’on est une femme. Qu’on ne peut pas être député parce qu’on est une femme. Qu’on peut être député, mais sans pouvoir accéder au bureau de l’Assemblée nationale, parce qu’on est une femme. Qu’on peut être député, membre du bureau de l’Assemblée nationale, mais qu’on ne peut pas accéder à la Présidence de l’Assemblée nationale, parce qu’on est une femme. Qu’on ne peut pas être questeur, parce qu’on est une femme. Qu’on ne peut pas être maire, président de communauté rurale ou président de Conseil régional, parce qu’on est une femme etc. L’honnêteté intellectuelle exige de reconnaître qu’il n’existe pas de telles dispositions en droit positif sénégalais. Donc le droit positif sénégalais est en adéquation totale avec la Cedef, notamment dans le domaine politique prévu par l’article 7 de ladite convention qui stipule : ‘Les Etats parties prennent toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans la vie politique et publique du pays et, en particulier, leur assurent, dans des conditions d’égalité avec les hommes, le droit : De voter à toutes élections et dans tous les référendums publics et être éligibles à tous les organismes publiquement élus ; De prendre part à l’élaboration de la politique de l’Etat et à son exécution, occuper des emplois publics et exercer toutes les fonctions publiques à tous les échelons du gouvernement ; De participer aux organisations et associations non gouvernementales s’occupant de la vie publique et politique du pays.’
Bien entendu, l’on m’opposera l’article 4 alinéa 1 de la Cedef qui stipule : ‘L’adoption par les Etats parties de mesures temporaires spéciales visant à accélérer l’instauration d’une égalité de fait entre les hommes et les femmes n’est pas considérée comme un acte de discrimination tel qu’il est défini dans la présente convention, mais ne doit en aucune façon avoir pour conséquence le maintien de normes inégales ou distinctes ; ces mesures doivent être abrogées dès que les objectifs en matière d’égalité de chances et de traitement ont été atteints.’ D’abord, il convient de remarquer que l’article 4 fait référence à des mesures temporaires et spéciales, alors que la parité quant à elle me semble être une mesure générale et définitive, donc structurelle. (A suivre)
Maurice Soudieck DIONE Maîtrise en droit public, Doctorant en Science Politique, Centre d’Etude d’Afrique Noire (Cean) IEP-Bordeaux