Le 23 juin et les jours d’après : De l’Indign
Le 23 juin et les jours d’après : De l’Indignation à l’Espoir
Victor Hugo, en préambule des Misérables, écrivait : «Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que dans certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère…», des Misérables se lèveront pour se dresser contre les forfaitures, pour rappeler la souveraineté de l’homme sur lui-même.
Le «Y’en a marre» s’inscrit dans cette dynamique et, est l’expression de l’indignation dont Stéphane Hessel disait qu’elle était le motif de base de la Résistance. Aujourd’hui encore ce même motif prévaut et, explique ce déferlement populaire du 23 juin. Ceux qui nous gouvernent n’ont pas compris la nouvelle conscience et ne la comprendront certainement pas. Il est dit que «ceux que Jupiter veut perdre, il commence par leur ôter la raison». Le projet de loi en question prouve à merveille que la lucidité a cessé de les habiter. Il a semblé jusqu’à ce 23 juin que cette volonté de maintenir un clan au pouvoir «pour 50 ans» était devenue obsessionnelle au point de vouloir emprunter des raccourcis. Et là encore, Hugo nous enseigne que «dans les états démocratiques, les seuls fondés en justice, il arrive quelquefois que la fraction usurpe ; alors le tout se lève, et la nécessaire revendication de son droit peut aller jusqu’à la révolte».
Tout est là.
Le peuple veut arbitrer de son destin.
Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?
Notre «naïve» passiveté a autorisé toutes les dérives depuis dix ans : l’achat de l’avion présidentiel qu’on nous aurait dit avoir été payé par des «amis du Président», la construction d’un tunnel à prix exorbitant, la location d’un bateau hôtel à l’occasion du sommet de l’Oci dans la démesure totale, l’ignominie de la loi Ezzan, l’érection d’un monument de la Renaissance africaine à coups de milliards au moment où le peuple est plongé dans l’obscurité, le système éducatif en panne par manque de moyens et le système de santé défaillant par manque de ressources. Stoïquement, les populations traversent les nuits sans lumière, les artisans et autres tâcherons vivant au jour le jour, voient leurs journées de travail de moins en moins certaines du fait des délestages chroniques. Pendant ce temps et de la manière la plus choquante, on nous apprend que le Président a acheté un terrain à plus d’un milliard prélevé sur les fonds publics. Une provocation de plus ! La révision constitutionnelle instituant un ticket avec une élection au 1er tour au-delà d’un marque de 25% des suffrages exprimés. Une provocation de trop !
L’expression de l’indignation a certes pris des proportions regrettables, mais il faut saluer la maturité du peuple sénégalais, la dimension de la société civile qui, ici, contrairement aux pays où le vent du printemps arabe a soufflé, existe réellement et a su contenir le mouvement et affirmer en toute solennité le respect du mandat présidentiel. Par là même, la suite du mouvement est déclinée et le premier d’entre- nous, le Chef de l’Etat, est interpellé. L’histoire qui s’écrira lui ouvre déjà ses pages et il saura certainement répondre à l’élégance d’esprit de ce peuple qui lui a tout donné.
Le mouvement du 23 juin nous rappelle l’essentiel : l’avenir de notre cher Sénégal, la société que nous voulons devenir. En tout état de cause, il nous faut savoir que nous sommes un grand peuple et que nos rêves devront êtres portés par de Grands Hommes qui ont pour credo, le sens de l’avenir, le souci des générations futures. Les Sénégalais depuis 2000 n’élisent plus, ils s’indignent et «destituent». À bon entendeur…
Ameth GUISSE
Rufisque
amathguisse@yahoo.fr
Lettre ouverte de Karim Wade
Pendant ces dernières années, ces derniers mois, ces dernières semaines et ces derniers jours, notamment lors des événements des 23 et 27 juin 2011, nous avons tout vu, tout lu et tout entendu. L’heure est venue pour moi de m’exprimer. Le temps est venu de délivrer, du fond du cœur, un message de vérité, de fraternité et de sincérité.
Je me dois d’autant plus de le faire que tout un chacun sait que je suis la cible d’attaques profondément injustes.
Depuis mon entrée dans l’espace public en qualité de Conseiller Spécial du Président de la République, puis de Président du Conseil de Surveillance de l’Agence nationale de l’Organisation de la Conférence Islamique (ANOCI) et actuellement comme Ministre d’Etat, Ministre de la Coopération internationale, des Transports aériens, des Infrastructures et de l’Energie, malgré tous les efforts que je continue de déployer pour le développement économique et social du Sénégal, des passions se déchaînent, des haines se ravivent. Pourtant rien ne m’a été donné. Avec mes collaborateurs et fort de l’expertise nationale et internationale, nous sommes toujours partis de rien, pour aboutir à ce que l’on voit.
Jamais dans l'histoire du Sénégal, un homme public n’a reçu, autant de coups, de propos diffamatoires et outrageants. Systématiquement, je suis l'objet de graves accusations, de profondes détestations, d’attaques hallucinantes de la part de ceux qui nous connaissent à peine ou pas du tout.
Impitoyablement, je suis sanctionné sans être entendu, jugé dans des procès sans défense, « condamné » sans recours possible. De ma présomption d’innocence, on s’en passe automatiquement. On me prête beaucoup trop ! Qu’on perde un marché public, une position, une faveur, un privilège, un titre, une fonction, aussitôt l’on me rend responsable. Qu’un ministre soit limogé, il prétend que son départ est la conséquence immédiate de son refus d'un prétendu projet de « dévolution monarchique du pouvoir ». Lorsqu’il pleut un peu trop à Dakar, je suis indexé ; lorsque le vent emporte le toit d'une maison à Pikine, je suis pointé du doigt ; lorsqu’un train déraille à Thiès, j'y suis pour quelque chose ; lorsqu’un accident survient sur la route, je suis vilipendé.
Conformément à nos valeurs sénégalaises, je leur accorde mon pardon.
Tout comme le Chef de l’Etat, je combats toute idée de dévolution monarchique du pouvoir.
Fort heureusement, nombreux sont nos compatriotes qui refusent de se laisser entraîner dans la campagne sur le supposé projet de dévolution du pouvoir de « père en fils » qui constitue aujourd'hui la panacée pour tout expliquer et tout comprendre.
Si cette idée a continué de prospérer au point de susciter des rancœurs et parfois même de la haine envers le modeste passant sur terre que je suis, c'est parce qu'elle est savamment entretenue par une partie des acteurs politiques aidée en cela par certains journalistes, - véritables machines de guerre contre ma petite personne. Cette confusion doit finir ! Cette intoxication doit s’arrêter ! Cette injustice doit cesser.
Je le répète et le répéterai aussi longtemps que cela est nécessaire : c’est une insulte faite aux Sénégalais que de parler d’un projet de dévolution monarchique. Un tel projet n’a été, n’est et ne sera jamais dans les intentions du Président de la République ni dans les miennes. C’est universellement connu, le Sénégal connaît une longue tradition républicaine et démocratique. La souveraineté appartient au peuple qui, au terme d’élections libres, démocratiques et transparentes, confie le pouvoir à celui en qui il a confiance.
Comme vous le savez, le Président de la République Me Abdoulaye Wade est habité par la passion du Sénégal et ne respire que pour l'Afrique et plus généralement pour la paix. Plus d’un quart de siècle de combat pour l’approfondissement de la démocratie et pour la conquête des droits individuels et collectifs. Plus d’un quart de siècle de lutte pour la liberté d’expression et pour la transparence des élections.
Comme tout être humain, je demande à être entendu, jugé sur des actes vérifiés et donc probants et non sur des rumeurs sans fondement.
Les Sénégalais exigent tout naturellement des réalisations palpables et concrètes, source d'espoir et de confiance en l'avenir. En ce qui me concerne, dans la quotidienneté des missions gratifiantes mais ô combien difficiles, je m'attèle, en permanence, à servir le Sénégal en accompagnant mes sœurs et frères vers une meilleure qualité de vie.
J'ai choisi la difficulté, en refusant le scénario de la facilité. J'ai accepté les missions qui m'ont été confiées jusque-là, pour avoir l’opportunité de mieux servir mon pays.
Le travail nous occupe nuit et jour et nous sommes conscients qu'il reste beaucoup à réaliser encore, pour la création des emplois, la réduction du coût de la vie, l’éradication de la pauvreté, l'accès aux logements sociaux, la construction d'infrastructures, un meilleur environnement pour la compétitivité de nos entreprises pour l’émergence définitive du Sénégal du futur. A côté des millions de Sénégalais, nous participons quotidiennement à relever le défi.
Je vis pleinement, tout comme l’ensemble des responsables de ce pays, la double préoccupation majeure de la solution définitive au récurrent problème de la fourniture régulière et suffisante de l’électricité dans les ménages et les entreprises ainsi que l'amélioration quantitative et qualitative du panier de la ménagère.
Lors des événements passés, il n’y a certes pas eu mort d’homme, mais il faut sincèrement déplorer, vivement regretter et fermement sanctionner les scènes de pillages, les actes de banditisme et de profanation des lieux de culte. Nous avons le droit de manifester ; mais nous n’avons pas le droit de saccager les biens d’autrui encore moins de piller.
Nous avons la profonde conviction que la démocratie sénégalaise en sortira toujours grandie et renforcée. Désormais, il y a un avant et un après 23 juin. Ce message ne peut être ignoré ni par le pouvoir, ni par l’opposition. Notre formation politique, le PDS, et nos alliés ne peuvent faire autre chose que de consolider les acquis démocratiques de Léopold Sédar Senghor, d’Abdou Diouf et de Me Abdoulaye Wade.
N’en déplaisent aux magiciens de la désinformation, aux adeptes de la propagande politique, aux manipulateurs de l’opinion publique nationale et internationale, nous disons avec force et conviction que le sentiment démocratique est très fort ici. Chez nous, il n’y a qu’un seul et unique chemin pour accéder au pouvoir : celui des urnes. Au Sénégal, en France, en Angleterre, aux Etats-Unis et dans toutes les démocraties, le pouvoir ne s’hérite pas, il se conquiert par la voix des urnes.
En conclusion, il nous faut renouveler notre ambition pour le Sénégal, en compagnie de citoyens simples et droits, courageux et travailleurs, issus des centres urbains, de la banlieue et des zones rurales et avec tous les millions d’hommes, de jeunes et de femmes qui nourrissent autant d’amour et de passion pour notre cher Sénégal.
Fait à Dakar, le 03 juillet 2011
Karim Wade
Pour le respect du temps du peuple
Le temps d'un peuple n'est pas celui d'un homme. L'on ne peut donc confondre le calendrier d'un peuple avec les exigences d'un calendrier individuel. Le mieux qu'on puisse demander à l'homme est de vivre son temps et le remplir de sorte à agir positivement sur le temps du peuple. C’est ce qu’ont réussi tous les grands qui ont marqué l’histoire d’une manière heureuse. Nelson Mandela devient le 1er président noir d’Afrique du Sud en 1994 après 17 ans d’emprisonnement dans des conditions atroces. Il comprend le temps de son peuple. Il mène avec succès une politique de réconciliation nationale entre Blancs et Noirs, lutte contre les inégalités économiques et s’engage contre le Sida en pleine expansion dans son pays. En 1999, après un seul mandat, il s’en va à temps et l’histoire immortalise son nom. Le général de Gaulle, fondateur et premier président de la cinquième République française, suite à son revers au référendum du 27 avril 1969 portant sur la réforme du Sénat et la régionalisation, n’hésita pas à démissionner le lendemain à la première heure. L’homme du 18 juin n’en est pas pour le moins glorifié. Il est pour toujours inscrit dans la mémoire et dans l’histoire de son peuple. Il a compris et respecté le temps de son peuple, la volonté de changement née avant et après les évènements de mai 68. Plus près de chez nous, ‘le soldat de la démocratie’ ainsi surnommé le général malien Amadou Toumani Touré, a su partir et revenir à temps. Toujours dans le temps du peuple, toujours auréolé et grandi.
Lorsqu’un dirigeant bouscule le temps d’un peuple, il crée la révolution qui mène à sa perte. Parce que ses préoccupations ne seront plus celles de son peuple. Et ses réalisations, toutes grandes soient-elles, n’apporteront que son auto-satisfaction au détriment de celle de son peuple. C’est ce qui arriva au shah d’Iran et qui causa fondamentalement sa perte. A l’époque, dans un pays à forte dominance rurale, oubliant la condition de son peuple, il se mit à penser à développer son arsenal pour devenir la troisième puissance militaire du monde, à investir dans l’industrie nucléaire à la suite du pétrole et, aussi, à préparer sa succession par son fils. Il luttait contre le temps, voyait tout en grand et voulait agir pour la puissance de son peuple. Noble intention ! Mais tout cela était bien loin des préoccupations du peuple. Il fut perdu comme le sera tout homme qui confond son temps individuel à celui de son peuple. Le président Zine el-Abidine Ben Ali, réélu en 2009 avec 89,62 % des voix a fait son mandat de trop contre le temps du peuple. Qui l’aurait cru en Tunisie ? Ben Ali s’enfuir à partir d’une révolte déclenchée par un marchand ambulant ! Pourtant, le forum économique mondial classait première en Afrique l’économie de son pays en termes de compétitivité économique. Mais le temps de son peuple était celui de la liberté, des droits de l’homme. Il était dans la confusion.
Un bon dirigeant sait poser des actes utiles et de nature à s’inscrire dans le temps du peuple. Et dans le temps du peuple, tout est dans le processus qu’il faut savoir conduire. Chaque changement a son temps, sa génération. Anticiper le temps d’un peuple, c’est commettre la sottise de se croire plus intelligent que tout un peuple. C’est douter et insulter l’intelligence de son peuple. C’est le travers dans lequel tombent la plupart des hommes imbus de leur égo. Ben Ali, Dadis Camara, Laurent Gbagbo, j’en passe. Quand un dirigeant est aveuglé par son temps individuel, il ne voit pas celui de son peuple. Notre président, n’est-il pas en train de tomber dans ce travers ? Un parcours d’opposant respectable et à nul autre pareil dans l’histoire politique récente de notre pays. Une présidence qui a suffi au président de Gaulle pour marquer son temps et presque la moitié à Mandela pour l’histoire. Wade aussi a beaucoup fait mais ne peut pas tout faire. Pour son temps, ça suffit largement. Pour le temps du peuple sénégalais, c’est absolument l’heure de son départ. De son choix dépend sa grandeur ou sa faiblesse. Son ambition pour le Sénégal est évidente et peut être légitime. Mais le Shah d’Iran en avait aussi énormément. L’ambition d’un dirigeant, quand elle est démesurée, le conduit à une situation de confusion. Vouloir pour son peuple ce que son temps interdit dans le présent est un manque d’intelligence et une injure à l’intelligence de son peuple. Wade a toujours été plus intelligent, le restera-t-il pour autant ? Respectueusement.
Saliou DRAME
La communication présidentielle à l’épreuve de l’opinion publique
Dans notre pays, la meute, le lynchage, et la diabolisation sont devenus les bourreaux du génie politique sénégalais. C’est que, trop longtemps, le camp présidentiel s’est laissé submerger par la logique communicationnelle de ses adversaires et n’a développé comme stratégie que la dénégation, la défensive et la polémique stérile. Le pire dans cette stratégie, c’est que le principal concerné, le président de la République, Me Abdoulaye Wade, est quotidiennement au front là où une bonne division du travail devrait le mettre à l’abri de la vindicte populaire.
Une communication structurée et offensive a été le tendon d’Achille du régime de l’alternance et il n’est pas exagéré de dire que la bataille de l’opinion est très mal engagée dans la perspective de 2012. La politique n’est pas de l’angélisme et le premier ressort d’un projet de communication agressive doit être la prise de conscience du caractère non spontané de l’opinion publique. Dans le ‘Contrat social’ déjà, Rousseau l’exprimait de façon non équivoque en ces termes : ‘De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui monter le jugement qu’elle cherche, la garantir de la séduction des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l’attrait des avantages présents et sensibles par le danger des maux éloignés. Les particuliers voient le bien qu’ils rejettent, le public veut le bien qu’il ne voit pas. Tous ont également besoin de guides’ ! Que Rousseau en tant que philosophe des Lumières fasse preuve d’un pragmatisme aussi mordant dans la stratégie de la communication pour guider l’opinion publique n’a rien d’étonnant.
La révolution française a été une aventure noble et généreuse et pourtant les résistances qu’elle a rencontrées ont nécessité un long combat intellectuel et des joutes verbales impressionnantes. Il est facile de dire que les réalisations et les projets d’un homme d’Etat se vendent d’eux-mêmes, mais c’est ignorer que la réalité ne nous apparaît jamais de la même manière et que chacun est dans une station à partir de laquelle il appréhende les choses. Si tout le monde pouvait avoir une lecture correcte de la réalité sociale et politique, on n’aurait pas besoin d’hommes politiques et des fameux politologues ou autres spécialistes des sciences sociales. Les autoroutes, les échangeurs, les ponts et les aéroports sont eux-mêmes utiles et nantis d’une haute portée économique et sociale, mais la façon dont ils sont appréciés dépend d’autres paramètres qui leur sont extérieurs. Il faut, d’ailleurs, rappeler que, en politique comme en sport, la meilleure façon de se défendre, c’est d’attaquer. Et que, en ce qui concerne la communication politique, la mise à nu des défauts de ses adversaires peut être plus payante que l’affirmation de soi. Des images existent pour montrer, au lieu d’énumérer, les fautes de gestion des actuels détracteurs du régime, des souffrances dues aux errements de la gestion socialiste du pays sont toujours visibles et il suffit simplement d’y mettre le doigt pour disqualifier certaines critiques et leurs auteurs. Malheureusement, dans le camp présidentiel n’importe quel quidam politique s’improvise communicateur. Or quand l’information technique tombe dans l’oreille de celui qui ne parle et ne pense que politique, il y a confusion et dénaturation. Inversement, lorsqu’on n’a que l’information politique en tant que technicien et qu’on veuille faire le travail du technicien avec un dispositif aussi bricolé, on devient ridicule.
La forfaiture démocratique sur la prétendue affaire des 20 milliards de la Sudatel, orchestrée par une certaine société civile, en connivence avec quelques maniaques de la presse n’a pas eu le traitement requis de la part du gouvernement. De même, l’exploitation politique et erronée qu’on a faite de la question de ‘Global Voice’ aurait pu être évitée si le gouvernement avait réussi à imposer les cadres et les paradigmes du débat sur la question. Sur cette question, l’Etat est largement dans son bon droit et il a, sans le savoir, bénéficié d’une légitimité populaire circonstancielle, mais il a faibli dans la gestion de l’information et dans le mode de communication. Ce n’est pas parce qu’on est dans le côté du droit ou qu’on est véridique qu’on a automatiquement raison en démocratie d’opinion : reconnaître ce principe n’est pas faire l’apologie du sophisme, c’est seulement être politiquement réaliste. Même les prophètes et les saints avaient besoin d’élaborer des stratégies de communication, eux qui sont pourtant censés porter la parole de Dieu et incarner la vertu.
Dans ses Carnets, Samuel Butler fait une analogie fort intéressante dans la tentative de compréhension de l’opinion publique : ‘L’opinion publique : le public achète ses opinions comme il achète sa viande ou se fait apporter son lait, selon le principe que cela coûte moins cher que d'avoir une vache.’ Si tout le monde est enclin à faire référence à l’opinion publique et à en faire une sorte de déesse omnisciente et omniprésente, c’est surtout parce qu’il est plus facile de croire que de penser. Beaucoup de gens préfèrent se contenter de ‘on a dit’ au lieu d’avoir à fonder et à justifier leur position ; d’autre préfèrent faire semblant d’avoir une opinion alors qu’ils n’en ont guère : dans les deux cas l’opinion (mythe ou réalité) satisfait le citoyen de la société démocratique.
Dans les démocraties modernes, plus on est superficiel davantage on a une image resplendissante et la croyance à une opinion publique toujours droite et souveraine légitime la superficialité. Ce n’est donc pas étonnant de voir que les gens aiment fuir le débat argumenté en opposant à l’inquisition de leur interlocuteur par des sentences du genre ‘ tout le monde sait que …’ ; ‘tout le monde est d’avis que…’ ; ‘tout le monde reconnaît aujourd’hui que…’.
Dans les médias, dans les places publiques et dans les moyens de transport, dès que quelqu’un est astreint à fonder son affirmation, il s’en sort avec la même feinte : c’est-à-dire en faisant observer la quasi-unanimité de l’opinion publique sur la question. Tout cela donne l’impression d’une société où tout le monde est cultivé, une société où tout le monde sait ce que cuisine le gouvernant.
Dans un univers aussi confus et délétère, la communication de l’homme politique, et principalement du président de la République, est constamment la cible des faiseurs d’opinion. La difficulté ici est qu’un chef d’Etat doit rendre des comptes à son peuple, expliquer certains de ses choix et en même temps faire face à une armée de détracteurs dont ni les motivations ni les arguments ne sont les mêmes. Les opinions, en politique, sont plus opiniâtres et plus puissantes que les idées : le président a beau avoir de belles et fécondes idées, s’il ne trouve pas une armée aguerrie de communicateurs engagés et armés de science, ses idées apparaîtront comme des chimères.
Dans un univers où le marché évalue tout et régule tout, toute idée qui trouve preneur peut en fin de compte s’imposer. Or quand une opinion défavorable au régime se crée un monde de relayeurs et d’amplificateurs comme celui des politologues et des propagandistes, le pouvoir perd une partie de ses mécanismes.
Au 19e siècle déjà A. Comte suggérait le caractère essentiel de l’opinion dans la gouvernance du monde lorsqu’il affirmait dans ses Cours de philosophie positives ceci : ‘Ce n'est pas aux lecteurs de cet ouvrage que je croirai jamais devoir prouver que les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en d'autres termes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des opinions.’
Comte savait déjà que la différence entre le pouvoir sur les hommes et celui sur les choses c’est que les premiers sont doués de conscience et de volonté là ou les choses en sont dépourvues. Et puisqu’ils sont des êtres de volonté et de conscience, c’est le SENS qui est, en dernière instance, la racine profonde de tout pouvoir sur les hommes. Dès qu’ils ne trouvent plus de sens dans un régime ou que celui-ci tombe dans l’incapacité de leur en proposer un, c’est sa terne décadence.
Nous sommes dans des sociétés libres qui consacrent et réalisent effectivement la liberté individuelle, mais où l’homme est broyé et étouffé par une illusoire nécessité de se conformer à une opinion publique que nous créons tout en la subissant. Nous l’enfantons en y référant nos actions et nous jugeons : nous lui donnons la chaîne avec laquelle elle séquestre nos membres et étouffe notre liberté de penser.
‘Selon une large opinion, le Président de la République doit démissionner, parce les tendances du vote pour les élections locales lui sont défavorables’, ‘l’opinion publique est outrée par la déclaration du Président de la République sur la grève des enseignants’, etc. : de telles expressions inondent la littérature politique et journalistique et semblent partout attester de la vivacité de la démocratie.
Pensez-vous que la manière avec laquelle le Président Wade a utilisé les fonds politiques peut déboucher sur une révolte comme celle tunisienne ? Voilà une question à laquelle certains confrères convient des citoyens à répondre, or tout le monde sait que ce n’est point une question.
De toute façon la personne à laquelle est destinée une telle question n’est peut-être même pas en mesure de faire une association aussi complexe. Les réflexions de N. Chomsky (Manufacturing consent) dans ce domaine montrent que dans le choix des invités déjà, lors des débats initiés par la presse, il y a un jeu d’entraînement du public : les invités ne sont jamais choisis au hasard.
Le plus impressionnant, c’est la force avec laquelle l’animateur du débat met en demeure son invité récalcitrant d’être ‘concis’, ‘précis’, etc. : ces formules sont en fait des mesures de coercition intellectuelle destinées à ‘encercler’ son invité pour l’empêcher subtilement d’aller au bout de son argumentaire.
(A suivre)
Pape Sadio THIAM Doctorant en Science politique 77 242 50 18/76 587 01 63 thiampapesadio@yahoo.fr
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