Abdoulaye Wade, l’homme des tas
Les journalistes Mamoudou Ibra Kane et Mamadou Ndiaye sont vraiment d’une intelligence fine. Leur ouvrage Habib Thiam, l’Homme d’Etat, est d’une brûlante actualité. Une analyse sommaire pourrait faire penser qu’ils ont écrit leur livre pour faire revenir sur l’échiquier politique l’ancien Premier ministre de Abdou Diouf. Il n’en est rien. L’intéressé a, lui-même, catégoriquement démenti ces allégations. Il ne cherche aucun tremplin, argue-t-il !
A la question de savoir pourquoi avoir porté leur choix sur Habib Thiam comme objet et sujet d’étude, l’un des auteurs du livre, Mamoudou Ibra Kane, répond : «La seule raison qui nous a poussés à choisir Habib Thiam et cela est incontestable, c’est parce que c’est un homme d’Etat et l’homme d’Etat s’incarne en lui. Ce n’est pas un livre en faveur d’un camp politique contre un autre.» Le co-auteur Mamadou Ndiaye renchérit : «La réponse positive de Habib Thiam à la question de savoir s’il existe une vie après la politique, une vie après ses fonctions exercées à un plus haut niveau de l’Etat sénégalais a motivé le choix porté sur l’ancien Premier ministre sénégalais actuellement à la retraite.» Soit.
Cependant, le livre n’est pas une simple biographie et les deux journalistes sont loin d’être des hagiographes de Habib Thiam. Il apparaît clairement qu’ils ont voulu faire passer un message : la nécessaire réhabilitation de notre Etat qui est tombé par terre. Il fallait un cas concret, aussi imparfait soit-il, pour porter haut cet appel de détresse. Le Sénégal a mal mais surtout à la tête. Et il lui faut plus que du paracétamol ou de l’aspirine, une thérapie de choc pour le guérir de sa douleur effroyable.
La dernière actualité relative à la sortie impromptue et tout à fait injustifiable du chef de l’Etat contre l’Eglise catholique donne un écho au souci de nos deux auteurs. Comment un président de la République, conscient de ses responsabilités d’Etat, peut tenir des propos aussi légers contre la foi de nombreux de ses concitoyens. Mettre sur un même plan (instable) la géante et inopportune statue de la Renaissance africaine et les statues se trouvant dans les églises est un amalgame grossier et indigne d’un jeune élève, a fortiori d’un professeur d’université et chef d’Etat. Ce sont deux catégories totalement différentes. L’une relève du domaine de l’Etat et l’autre d’allégeances personnelles.
L’apôtre autoproclamé du dialogue islamo-chrétien montre ainsi les vraies motivations de son vicariat intéressé. Les musulmans et les chrétiens connaissent parfaitement leurs divergences du point de vue du dogme. En matière de divinité, les premiers professent le Tawhid (unicité de Dieu) tandis que les seconds croient en la Trinité (Dieu, Jésus Christ et le Saint Esprit). Mais, il n’empêche qu’ils se respectent mutuellement et vivent en harmonie au Sénégal. A chacun sa religion (Lakoum diinikoum wa liya diini). Cette pluralité de convictions ne doit point être un lit d’affrontements identitaires. C’est une dangereuse confusion.
En regardant le dictionnaire, on se rend compte que le mot «tas» signifie accumulation de choses mises ensemble les unes sur les autres. Pour synonyme, on peut avoir : confusion, amas, mélange, tohu-bohu, décombres entre autres. Remarquez comment les propos du n°1 des Sénégalais recoupent souvent ces synonymes du vocable «tas». Un autre exemple. On a entendu un jour Abdoulaye Wade, auquel on reprochait de trop voyager répondre tout de go : «Mais Youssou Ndour (devenu entre temps son ex-ami) voyage plus que moi et vous ne vous en plaignez pas.» Quel argument !
On se le rappelle aussi, au début de la crise ivoirienne, Me Wade avait soutenu qu’il était plus paisible pour un Burkinabè de vivre en Europe plutôt qu’en Côte d’Ivoire. Ce qui avait failli jeter le feu aux poudres entre Ivoiriens et Sénégalais dans le pays de Laurent Gbagbo.
Les cas sont nombreux où Son Excellence nous crée des «tas» de problèmes. Et il y aura toujours des collaborateurs dont il fait peu cas de leurs conseils pour venir «repréciser» sa pensée comme si le chef de l’Etat n’était pas suffisamment grand pour expliquer le fond de sa pensée. Boileau disait : «Tout ce qui est clair s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément.» Ma grand-mère analphabète -paix à son âme- nous enseignait que la parole était une terrible balle de pistolet. Dès qu’elle sort, on ne peut plus l’attraper dans sa trajectoire. D’où la nécessité de faire attention à ses propos.
Beaucoup invoquent l’âge avancé de Wade pour expliquer ses écarts de langage. Mais je suis convaincu que c’est un argument trop commode. Ces sorties peuvent bien relever d’une stratégie de diversion bien mûrie. Quand on a du mal à apporter des solutions concrètes aux véritables problèmes, on crée des «tas» de problèmes véniels pour détourner l’attention.
La lecture de l’interview du démographe et historien, Emmanuel Todd dans le journal français Le Monde renforce cette conviction et éclaire notre propre situation. Le concepteur de la «fracture sociale», qui avait inspiré Jacques Chirac analyse le comportement de Nicolas Sarkozy en ces termes : «Si vous êtes au pouvoir et que vous n’arrivez à rien sur le plan économique, la recherche de boucs émissaires à tout prix devient comme une seconde nature.» Ce diagnostic peut, sans complaisance aucune, être appliqué au cas sénégalais. Nos performances économiques ont fondu comme beurre au soleil. A peine 1,5% de taux de croissance, le coût de la vie devient exorbitant, l’éducation est en lambeaux, les grèves demeurent cycliques y compris chez les médecins, les inspecteurs du travail et les greffiers, jadis des corps d’élite. Les inondations sont encore là malgré la fin de l’hivernage, les coupures d’électricité font durer le calvaire, la pauvreté s’accentue, les paysans restent dans le désarroi, l’exode rural et l’émigration clandestine constituent encore des pis-aller en l’absence de perspectives locales et la corruption est érigée en méthode de gestion. Autant de dossiers chauds qui ne demandent qu’à être traités. Abdoulaye Wade nargue tout cela pour discourir sur la foi chrétienne et l’ «indifférence de Bamba et Maodo» sur la statue de Faidherbe. Comme son homologue de l’Hexagone, il est un homme-des-tas, un homme-des-cas, un homme de détail et un homme d’éclat en lieu et place de l’homme d’Etat qui s’occupe des véritables préoccupations de ses administrés. C’est le très inspiré Mamoudou Ibra Kane qui, plusieurs mois avant l’apparition de son livre, analysait dans un éditorial la philosophie et l’action des Présidents Sarkozy et Wade qu’il assimilait à des jumeaux de la politique. Tant les méthodes sont similaires de part et d’autre. L’accessoire l’emporte souvent sur l’essentiel.
Prions que ce conseil-ci d’un des auteurs du livre sur Habib Thiam puisse prospérer auprès de nos gouvernants : «L’homme d’Etat n’a pas de couleur politique, celle-ci est la République, la démocratie.» Une belle litote, procédé d’expression qui consiste à dire moins pour faire entendre plus. C’est une invite à l’élévation, au dépassement et à la hauteur que doit incarner tout homme d’Etat respectable.
Massar FALL/ Fallmassar4@gmail.com