L’Alternance et mon village
Voilà le titre que j’avais proposé en 2004, dans un journal de la place, pour célébrer, à ma manière, l’anniversaire de l’Alternance au Sénégal. A l’époque, dans une euphorie collective, nous donnions carte blanche au président de la République de traduire en actes les rêves de changement véritable de tout un peuple après la décevante page du régime socialiste. L’Alternance fut l’affaire et la fierté de tous. Elle fut exposée dans toutes les foires politiques du monde comme gage de notre maturité, de notre ancrage définitif dans la démocratie.
Aujourd’hui l’Alternance a dix ans ! Et me voici au village pour des raisons de développement local. A mon arrivée, le quartier semblait désert et pour cause, la seule télé-batterie de ce bled avait mobilisé son monde habituel au fond d’une case. Et c’est durant les salamalecs d’usage que la question a fusé : «Toi le citadin, qu’est-ce que cette «alténass» que l’on célèbre aujourd’hui ?»
Question spontanée mais qui traduit à bien des égards le réel état d’esprit de mes parents paysans. Ces villageois de Palo, dans la communauté rurale de Montroland, veulent comprendre le véritable sens de l’Alternance et encore plus, les raisons de cette mobilisation exceptionnelle. Depuis belle lurette, qu’est-ce qui a changé dans leur vie de tous les jours et qui mérite qu’on la célébrât en si grande pompe ?
D’ailleurs connaissez-vous Palo ? Rendez- vous à Thiès, demandez la direction de Montroland. Il faut vous dire que c’était un réel calvaire que d’emprunter cette route latéritique. Depuis 2009, c’est un mignon petit goudron qui serpente à travers la savane, un rêve d’enfant devenu réalité grâce au gouvernement de l’Alternance et en cela, il n’est pas interdit de dire merci à sa personnalité morale, le président de la République ; en attendant que les bénéficiaires le fassent solennellement (le feront-ils ?), arrêtez-vous à mi-chemin dans la brousse et quatre bornes plus loin, voici Palo : spectacle pittoresque, digne d’un décor de film western. On aurait bien aimé monnayer ce paysage si ce genre cinématographique existait sous nos cieux. Au relief accidenté et parsemé de baobabs moribonds, il faut ajouter les plaies béantes que nous ont laissées en «héritage» l’ancienne société d’exploitation des phosphates de Palo/Lamlam. Telle une vache étique, Palo a été abandonné après qu’on a trait tout le lait (le phosphate d’alumine) sans une quelconque retombée positive.
En ce dixième anniversaire de l’Alternance, que sont devenus alors ses fils ainsi sevrés ? Comme partout ailleurs dans ces recoins du pays, à l’aventure dans les villes, comme employés de maison, vendeurs de cacahuètes, vendeurs à la sauvette….
Ceux-là qui sont restés, arc-boutés comme ce quartier au flanc d’une colline rocailleuse et ravinée, ceux-là se demandent pourquoi cette Alternance se fêterait sans eux ! Ceux-là n’ont ni téléphone, ni électricité, ni case de santé fonctionnelle. N’ayant ni de pistes réellement praticables, ni de voiture de liaison, on meurt souvent déglingué par les charrettes sur le chemin cahoteux qui mène au dispensaire de Montroland à six kilomètres.
Parmi cette marmaille agglutinée autour de cette cotonneuse, des écoliers parcourent encore des kilomètres pour aller à l’école ! D’autres vont grossir le rang des déchets scolaires faute de maîtres et de salles de classe.
Répondez donc à ces pères de famille qui, en saison sèche, exilent femmes et enfants (même écoliers) en ville pour économiser leurs maigres ressources.
Expliquez à ces braves femmes, bassine d’eau sur la tête, à la démarche chancelante dans les sinuosités de ces excavations, qu’il y a du changement dans leur corvée quotidienne. Le forage du village étant en panne depuis trois mois, c’est le spectacle insoutenable de nos mamans et de nos épouses sondant, en pleine nuit, le précieux liquide dans un puits trop sollicité. Dites à ces fêtards qu’il nous faut trouver 6 millions pour acquérir une pompe neuve et accessoires ! Pourrez-vous consoler ce paysan quand il voit son champ régulièrement et impunément saccagé par des prédateurs à visage humain ? Ou quand des concessionnaires miniers sont à l’affût pour s’accaparer de ses terres ancestrales ? Comment trouver des solutions aux nombreuses doléances de ces oubliés de l’Alternance ? Dieu sait (celui des politiciens ?) combien ils s’étaient mobilisés lors des précédentes élections, au point d’ailleurs que l’équilibre social de ce patelin en fut fort menacé par des clivages, heureusement superficiels et circonstanciels. Dieu nous préserve de ceux-là qui font feu de tout bois, prêts à nous brûler vifs sur l’autel de leurs ambitions personnelles !
Alternance, descends donc de Dakar la privilégiée, vers nous autres de la brousse; veuille bien faire un petit détour à Palo et tel Petit Papa Noel… n’oublie pas nos petits souliers. Bonne fête quand même à tous ceux qui veulent commémorer cette étape politique de notre histoire.
Albert FAYE - Lycée de Thiès