Scènes d'outre-tombe
Scènes d'outre-tombe
Ils sont là, les yeux hagards, le regard livide. On dirait des extra-terrestres. Beaucoup d'entre eux ont vieilli, la plupart sont méconnaissables. Mais ils ont pu se faufiler au milieu des foules sénégalaises sans se faire remarquer. Coincées dans un quotidien infernal, elles ont la tête ailleurs. Ces nouveaux venus se meuvent partout où le pouls du pays bat. Surtout là où s'exprime le plus violemment ce ras-le-bol général qui semble être la tendance lourde de ce Sénégal, en cette période hivernale. Ils n'ont même pas eu besoin de poser beaucoup de questions autour d'eux pour savoir que la grande interrogation du jour, hier, comme des mois auparavant, est de savoir comment le Sénégal peut encore éviter de retomber définitivement dans l'âge des ténèbres ? Son retour aux bougies est le nouvel horizon, le bouquet final, que lui offre le régime qui préside à ses destinées après lui avoir promis de le transformer en socle d'une renaissance africaine au nom de laquelle, du reste, un monument coûteux a été érigé sur l'un des terrains les plus en vue de sa capitale...
Au milieu de ce malaise qui enveloppe donc le pays tout entier, ils n'ont pas, non plus, grand'peine à identifier les lieux d'exutoire de l'angoisse nationale. Ce sont ces bancs plantés au coin de rues de tous les quartiers, huppés comme populaires, où, selon le jargon local, les foules s'agglutinent, autour de la théière ou du jeu de dames, y compris les déçus, de plus en plus nombreux d'un régime en chute libre, dans un but plus fondamental : extérioriser ensemble leurs angoisses. Le temps du ’Jaxlee’, selon le terme wolof exprimant cette angoisse généralisée, est venu, et personne n'y échappe dans un pays qui se trouve lancé à vive allure, sur une rampe descendante, sans frein, vers on ne sait quelle fin. Les grèves générales et les manifestations sociales récurrentes n'en sont que les dernières manifestations pendant que, même dans les hôpitaux, les malades ne peuvent plus se faire soigner décemment...
Le contexte dans lequel survient la visite de ces nouveaux venus est on ne peut plus délicat, pour dire le moins. Qui peut, dans ces conditions, se douter qu'ils sont des revenants, venant d'outre-tombe ! Seuls les plus perspicaces, férus d'histoire et de politique nationales, sont capables de coller des noms à ces visages soudain revenus sur terre. Parmi eux, un certain Amadou Guèye Ngom, critique social, de son vivant, et l'un des derniers du lot à avoir répondu à l'appel du Seigneur. Ce n'est pas étonnant qu'il soit l'un des moins dépaysés ici. Déjà, peu avant son décès, en janvier 2010, l'exilé qu'il avait été au pays de l'Oncle Sam, avait refait un dernier tour au pays. Et en était revenu tourneboulé, avec ce témoignage prémonitoire : ‘Quelques semaines de vacances au pays auront suffi à me convaincre du délabrement de notre corps social atteint de plusieurs maladies débilitantes dont les plus sévères sont le reniement, la résignation et la débauche des consciences.’ Avant d'ajouter : ‘Oui, avec le recul, j’ai le sentiment douloureux d’avoir séjourné en zone endémique.’ Son diagnostic s'est confirmé. Et il ne cesse donc d'en reparler, avec une tristesse, à peine feinte, dans la voix.
Les autres, ayant rejoint bien plus tôt l'au-delà, eux, écoutent, sans mot, la litanie des complaintes qui montent de ces bancs du désespoir qu'occupent maintenant par milliers leurs compatriotes. Le plus dérouté de tous n'a pas le courage de sortir son saxophone. Comment oserait-il reprendre cette mélodie qui, au début des années 1980, faisait rêver et danser d'espoir tant de Sénégalais. L'an 2000, s'égosillait-il, sera l'année de la prospérité - ‘An 2000, atoum natangue-la’, en wolof, disait le refrain. Même les enfants le reprenaient avec fierté, optimisme. Sa musique avait même franchi les frontières pour l'amener dans les métros parisiens où il déclinait son ‘high five’, qui faisait le substrat du tube fétiche, avec talent. Lui, c'est Salo Dièye. De son vivant, on le surnommait Pacheco, par référence au maestro cubain de la flute. Visage des jours sombres, il est là, assis, n'osant pas relever la tête, son saxophone masqué. Comme s'il était pris de honte.
La prospérité ? Comment l'imaginer en ces lieux où de plus en plus de pères et mères de familles marchent dans la rue, ne semblant pas avoir de destination précise, mais toujours prêts à aborder le passant qu'ils pensent être en mesure de leur filer un billet de quelques francs Cfa pour payer soit un ticket de bus ou, au mieux, offrir un repas à la famille? La pauvreté règne en maître et ce constat pousse Guèye Ngom à passer à tour de bras un autre extrait de son témoignage sur le Sénégal, d'il y a moins de huit mois. Il leur en avait déjà parlé, là-haut. Eux aussi voient maintenant ce qu'il voulait dire : ‘Dans ce paysage indéfinissable de massifs religieux et d’enchevêtrements laïcs, le peuple, livré à lui-même, s’accroche à ses moyens de survie que lui assure le laxisme cynique des pouvoirs publics. Des municipalités devenues d’affaires monnayent des bouts de trottoirs servant d’étals, d’ateliers en tous genres, de restaurants furtifs. Chacun essaye de tenir bon, aussi longtemps que l’Etat ne lui met pas les bâtons dans les roues de ses mécanismes de survie. Chacun poursuit son but au détriment de celui des autres. Bref, on vit comme on peut. De cet énorme désordre, organisé par l’instinct de conservation, tout paraît contribuer à persuader de ne plus espérer grand-chose du navire Sunugal si sévèrement fissuré qu’il prend eau de toutes parts.’
A la relecture de la prose, tous les revenants ont maintenant la tête baissée. Ils ne peuvent pas comprendre ce qui s'est passé entretemps. De guerre lasse, ils préfèrent écouter les habitués des bancs ‘jaxlee’, tout en tentant de masquer le débat bavard agitant leurs consciences : se peut-il que le Sénégal ait été traversé par une guerre civile de dimension nationale ? A-t-il fait l'objet de nouvelles razzias esclavagistes ? Des séismes ont-ils détruit son écosystème ? Des sécheresses ? Une famine ? Peut-être des épidémies ? Ils n'osent dire ce qu'ils pensent. Ni se demander ce que sont devenus les forces du refus, les mouvements intellectuels ou syndicaux, les dignes autorités religieuses qui montraient la voie à suivre, sans céder à l'attrait des valeurs factices...
Au milieu des complaintes, quelqu'un a soudain l'idée de mettre en marche une radio. C'est l'heure du journal parlé suivi d'un débat. Beaucoup de temps consacré à un certain Abdoulaye Wade les prend de court. De leur vivant, la plupart d'entre eux le savaient proscrit des ondes en raison de son opposition aux régimes alors en place, surtout à partir du milieu des années 1970 quand il avait décidé d'entrer en opposition, d'abord négociée, puis de plus en plus ouverte à Senghor et à Diouf. Mais vite, ils réalisent que les temps ont peut-être changé. Le chantre de l'alternance, se disent-ils, a pu arriver à ses fins.... Les questions n'en deviennent que plus troublantes, à partir de cet instant. Ce champ de ruines qui s'offre à leurs yeux, était-ce donc son ambition ? Est-ce donc lui l'Ouragan Wade ou le volcan d'une magnitude inconnue à l'échelle de Richter qui a fait tous les dégâts au prix d'une violence libérale sans nom sur une terre traditionnellement sage, conservatrice et prudente. Le connaissant, et surtout ayant en mémoire les quolibets de Senghor sur ce chauve qui aime tant se ‘crêper le chignon’, les revenants semblent être plus blasés que les foules contemporaines qu'ils ont rejointes. Celles-ci ont de quoi avoir du remords. Enthousiastes, elles ne s'en remettent pas de lui avoir remis les clés du pouvoir, dix ans plus tôt. C'est pourquoi, dès que la voix de l'homme ‘nuancé’ s'élève, elles n'ont plus de mots assez durs pour le traiter de tous les noms d'oiseaux.
Heureusement que le transistor est sur piles électriques. L'obscurité enveloppant les villes du pays ne peut l'affecter. Mais les revenants d'outre-tombe sont moins préoccupés par les méfaits de la Société nationale d'électricité (Senelec), qu'il faut désormais débaptiser puisqu'elle n'est plus que la société nationale sans électricité du Sénégal. Ce qui retient davantage leur attention, c'est ce débat qui suit le journal parlé. Il porte sur le projet monarchique prêté, avec de solides raisons, à celui qui promettait d'installer le Sénégal à l'avant-garde de la démocratie multipartisane. ‘C'est quoi cette histoire ?’, tonne Cheikh Anta Diop. ‘Voilà pourquoi, je me suis toujours méfié de cet individu’. Et Fara Ndiaye de renchérir : ‘J'aimerais bien voir la tête de tous ceux qui me traitaient de traître quand, en 1988, j'ai préféré lui tourner le dos bien qu'ayant été l'un des fondateurs du Parti démocratique sénégalais.’
Le bond en arrière de la démocratie ne peut surprendre que ceux qui ont refusé de lire les signes qui étaient bel et bien sur tous les murs entourant Abdoulaye Wade. ‘Dès le premier jour de son installation à la tête du pays, soupire un de ses plus vieux compagnons, il a changé’. C'est à cet instant qu'il a commencé à dérouler son plan monarchique. En faisant apparaître progressivement son fils, Karim, dans presque toutes les audiences. Ce garçon qui n'avait jamais accès aux conversations de son père, dans le passé, pouvait désormais entrer sans même frapper ni s'excuser d'interrompre ses audiences. Le président doublonnait avec le père. Mais le vieux Lion était devenu impuissant au point d'inviter ses interlocuteurs, sur de grands projets concernant la vie de la nation, à en ‘parler à Karim’, sinon ’je ne peux rien faire’. Et pour bien pousser tactiquement sa stratégie, il s'empressait, dehors, de se revêtir de ses attributs de Laye Njomboor, le lièvre, selon le sobriquet que lui avait donné le premier président du Sénégal indépendant. Tantôt pour demander à un de ses opposants de mettre la pression sur son fils pour qu'il quitte sa ‘banque’ de Londres afin de venir ’aider’ son père. Tantôt pour utiliser les services des champions de vestes retournées, hyperchampions du larbinisme, afin qu'ils se mettent à tresser des lauriers à son fils, soudain présenté comme le plus brillant des financiers que compte le Sénégal. Sans que son père ne prenne le soin de dire comment, dans les années 1990, il intervenait, y compris en laissant des messages sur les répondeurs de ses amis, pour qu'ils aident son rejeton à trouver un poste soit à Wall Street soit à la City de Londres.
‘C'est quoi ce projet monarchique ?’, s'énerve Me Lamine Guèye, premier président de l'Assemblée nationale du Sénégal. De notre temps, raconte-t-il, sans être une démocratie achevée, le Sénégal avait largement dépassé ce type de débat.
Tous les revenants relèvent alors la tête. Ils ont retrouvé la voix. Les premiers à dérouler la belle histoire du pays sont ceux d'entre eux qui ont combattu l'esclavage. Puis, ceux qui ont fait face aux colons. Il y a les chefs religieux qui ont ferraillé pour installer l'islam au Sénégal. Ceux des deux grandes guerres mondiales ne comprennent pas l'apathie qui frappe leurs compatriotes d'aujourd'hui. Les vrais porteurs de pancartes, ceux qui ont mené le combat pour l'indépendance nationale, sont les moins tolérants : était-ce pour cette dérive monarchique qu'ils ont préféré refuser l'offre d'assimilation faite par la France coloniale ?
La question produit un effet terrible sur les Sénégalais d'aujourd'hui. Têtes maintenant baissées, la plupart de ceux que les revenants côtoient, sont soudain devenus muets. De honte. Leur humiliation monte crescendo quand, avançant lentement, les rares cheveux blancs encore sur sa tête lui donnant une aura supplémentaire, Léopold Sédar Senghor leur assène : qu'est devenu donc notre ‘on nous tue mais on ne nous déshonore pas’ ? Le poète-président s'était appuyé sur le défunt cardinal Yacinthe Thiandoum qui n'avait de cesse de lui dire de ne pas oublier le laïcisme que le régime libéral menaçait par ses relations ambigües avec la religion.
Un silence lourd s'était abattu. Comme si le verdict des anciens était sans appel. Il est vrai que chaque peuple a produit sa grande génération. Celle des années 1940 pour l'Occident. Celle de la reconquête des indépendances pour beaucoup de pays du Sud. Celle du redressement économique dans les années 1970, jusqu'à maintenant, pour les pays asiatiques. Le Sénégal est-il en train de connaître sa petite génération ? Son peuple se laisse faire, les bras croisés, n'ayant comme seule réaction que de se retrouver, tous les soirs, au coucher du soleil, sur les nombreux bancs ‘Jaxlee’ éparpillés dans un pays gagné par le désespoir. De dépit, les revenants sont repartis aussi brusquement qu'ils étaient venus. Là-haut, disent-ils, c'est mieux !
En attendant, que faire, sur terre, pour le pauvre Sénégal ? Son réveil, à coup sûr, ne peut plus être différé. Le peuple entier doit se lever pour dire non à la monarchie. Faire barrage à la mal gouvernance et à la tyrannie rampante et sans courage qui s'appuie sur les rouages d'un Etat criminalisé. De faire appel aux partenaires du Sénégal, notamment à Obama qui accueille un sommet de leaders africains, à Sarkozy, qui doit mettre fin aux agissements inacceptables des néo-foccartistes, de lancer un signal clair aux pays émergents du Sud et aux partenaires multilatéraux qui ne doivent pas cautionner l'autocratie en échange des avantages qu'ils obtiennent des dirigeants africains.
Le combat, celui d'un peuple lucide, devra non seulement faire le compte, sans concession aucune, du régime Wadien, y compris la part prise par tous ceux, notamment les opposants de la dernière heure, et se montrer apte à perpétuer les actes fondateurs de la nation sénégalaise tels que posés par ceux-là qui, du ciel, observent avec gravité le tour que prend tragiquement le destin du Sénégal...
Adama GAYE Journaliste et consultant Sénégalais adamagaye@hotmail.com.