Enjeux et perspectives
L’enseignement supérieur au Sénégal : Enjeux et perspectives
Au niveau mondial, l’enseignement supérieur fait l’objet d’un regain d’intérêt et d’une reconnaissance sans précédent. La société universelle du savoir a fini de convaincre, les uns et les autres, de la place et du rôle prépondérant de l’enseignement supérieur, y compris dans les pays sous-développés. Lors de la récente conférence régionale de l’Afrique sur l’enseignement supérieur, le représentant de la Banque mondiale a déclaré que, sans un système d’enseignement supérieur de qualité, point de développement en Afrique, marquant ainsi une évolution significative de ses positions des années 80 à nos jours. Il suffit de rappeler, ici, que cette institution avait été à l’origine de la décision du gouvernement du Sénégal de ramener le nombre d’étudiants de l’Ucad à seize mille ?
En ce qui concerne les Nations Unies, elles se rendent compte que pour mieux atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement (Omd), la contribution de l’enseignement supérieur est fondamentale. Après avoir restreint l’Education pour tous (Ept) à l’enseignement primaire, avant de l’élargir au secondaire, la communauté internationale reconsidère la place et le rôle de l’enseignement supérieur, particulièrement en Afrique. Ceci se comprend aisément parce que le développement durable prôné par les Nations Unies n’est pas envisageable sans une contribution significative de l’enseignement supérieur. Des penseurs éclairés soutiennent que les universités de classe mondiale sont innervées par trois facteurs : des enseignants-chercheurs de qualité, des étudiants talentueux et des ressources financières suffisantes. Aussi, tous les pays du monde développé accordent aujourd’hui une attention particulière à l’enseignement supérieur. Les publications établissent une corrélation très nette entre le taux d’enrôlement dans l’enseignement supérieur et le niveau de développement. En guise d’illustration, le développement de la Corée du Sud est comparé à celui du Ghana. Ce qui, du reste, est valable pour la plupart des pays Africains qui, dans les années soixante, en étaient au même niveau que la Corée du Sud. Le bien le plus précieux devient de plus en plus le niveau moyen de connaissance. Tous les indicateurs pour un développement durable (la bonne gouvernance, la création de richesse, l’équité, etc.) en sont tributaires.
En Afrique, les flux d’étudiants créés par l’Education pour tous (Ept) ne sont pas absorbés par l’enseignement supérieur malgré le développement fulgurant de l’enseignement supérieur privé. Les universités publiques n’arrivent pas à absorber les flux des bacheliers. Peut-être qu’il faudrait se demander quelle est l’institution universitaire qui pourrait supporter une augmentation de ses effectifs de 10 % par année pendant cinq années ? La question a été posée aux Universités les mieux cotées du monde. La réponse est qu’il est impossible d’y faire face de façon efficace. C’est pourtant ce que la plupart des Universités publiques africaines ont enduré ces dix dernières années. Il ne faut pas se voiler la face et s’absoudre à bon compte : nos responsabilités sont effectives dans l’avènement d’une telle situation.
L’état de l’enseignement supérieur en Afrique atteste de notre compréhension collective de sa place et de son rôle. Sommes-nous d’accord pour dire que l’enseignement supérieur est le moteur de la transformation en profondeur de la société par ses produits, sa recherche et ses services ? Il faut reconnaître que l’enseignement supérieur en Afrique est un héritage de la colonisation, et se demander si les Africains l’ont internalisé à suffisance, en le repensant par nous-mêmes et en fonction de nos contraintes, exigences et visées, pour en tirer le meilleur parti ? Toute la population, des gouvernants aux agriculteurs et éleveurs, en passant par les industriels, dans son imaginaire le plus profond, a-t-elle conscience de confier son devenir à l’université ? Qu’est-ce que l’enseignement supérieur fait pour mériter ce statut ? Il appartient aux universités de trouver des alliances dans la société pour mériter de ce statut, alliances sans lesquelles aucune efficience n’est envisageable.
Pourquoi ce regain d’intérêt pour l’enseignement supérieur
Sous nos tropiques, les universités doivent, chaque jour, prouver leur utilité au niveau des gouvernants, des employeurs, et de la population en général, particulièrement auprès de nos compatriotes du monde rural. Il nous faut descendre des tours d’ivoire qui ont longtemps caractérisé le système d’enseignement supérieur, particulièrement les universités en Afrique. Les rencontres au niveau de l’Unesco, de l’Aua, du Cames, de la Crufaoci, attestent des résultats importants obtenus par l’enseignement supérieur en Afrique. Tous les pays font des efforts, remarquables à tous égards.
Outre les partenaires historiques - la France et la Grande-Bretagne - nous avons enregistré la participation progressive de l’Allemagne, du Canada, de la Belgique, de la Suisse, du Japon, de la Chine, de l’Inde, du Luxembourg, de l’Iran, d’Israël, de la Malaisie, de la Turquie, du Brésil, des Pays-Bas, de la Suède, de l’Italie et l’engagement récent des Etats-Unis. Il est clair que la globalisation est un élément non négligeable qui explique ce regain d’intérêt pour l’enseignement supérieur. Tôt ou tard, l’Afrique produira une masse critique de cadres à même de défendre ses intérêts et ces derniers ne travailleront qu’avec ceux qui préservent leurs intérêts.
Comment comprendre qu’un continent aussi riche soit si dramatiquement pauvre. Il est établi que l’Afrique gagne 4 milliards de dollars dans la commercialisation du cacao alors que le chiffre d’affaires mondial du chocolat est de 75 milliards de dollars. Le rapport est quasi identique entre les autres matières premières et les produits finis. Naturellement, l’Afrique doit se mobiliser pour prendre part à la société de la connaissance, mettre une couche de propriété immatérielle sur chacun de ses produits et prendre toute sa part dans la société des technologies de l’information et de la communication. L’enseignement supérieur, par les connaissances disponibles et la recherche, est le lieu social dans lequel se construisent les réponses à cet effet. L’Afrique devra savoir ce qu’est l’enseignement supérieur et de quoi il doit procéder.
Un ancien Recteur disait que l’université n’est rien d’autre qu’une concentration d’intelligences qui a comme rôle de répondre aux besoins de la société, particulièrement de sa société. L’Unesco, tout en exhortant à l’efficience du système d’enseignement supérieur, la situe à l’aune, entre autres, de l’insertion des diplômés dans le tissu économique, de sa capacité à ouvrir le marché, et des réponses qu’il donne aux questions qui se posent dans sa société.
Le système d’enseignement supérieur au Sénégal peut être daté à partir de 1918 avec la création de l’école de médecine. Naturellement, il est loisible de convoquer les foyers religieux qui, bien avant, ont été des cercles de production et de diffusion de connaissance. La création de l’Université de Dakar en 1957 a engendré des discussions intenses. La puissance colonisatrice voulait-elle par cette Université perpétuer sa domination ? Cinquante-deux ans après, qu’avons-nous fait de l’enseignement supérieur ? Il faut reconnaître que l’Université de Dakar, devenue Université Cheikh Anta Diop de Dakar en 1986, a apporté une contribution décisive à la formation des cadres africains, notamment francophones. A ce titre, elle est en partie responsable de la situation de certains de nos pays ; ses produits constituant la plupart de nos dirigeants. L’université avait-elle conscience de former les transformateurs de la société ? Les curricula étaient-ils construits à cet effet ? Quelles sont les valeurs éthiques que l’université a vulgarisées ? L’université a-t-elle promu sa devise : ‘Lux mea lex’ (la lumière est ma loi) ?
Donner à l’enseignement supérieur un environnement apaisé
La déconstruction du modèle de l’enseignement supérieur hérité de la colonisation est une urgente exigence. Or, l’urgence est un concept du temps. Aussi, Il nous appartient de bâtir sans délai un système d’enseignement supérieur conforme à la promotion de nos valeurs culturelles, économiques et sociales. Le système devra produire des diplômés respectueux de notre héritage culturel, avec des capacités leur permettant d’apporter les changements bénéfiques à la société et un comportement éthique très élevé.
Depuis 2007, le système d’enseignement supérieur sénégalais comprend quatre universités, un collège universitaire et un nombre important d’établissements privés. Cette dernière composante du système d’enseignement supérieur nécessite une réflexion spécifique ; ce qui n’est pas l’objet de cette contribution. L’Etat, dans son propre intérêt, devra sans délai normer ce secteur. L’accréditation qui est actuellement de rigueur dans le secteur, serait une bonne orientation et d’une grande utilité.
Nous allons traiter de ce qui, à notre avis, doit constituer les fondements de l’enseignement supérieur au Sénégal. Nous traiterons successivement de la reconnaissance, du financement, de la recherche, de l’accès et des formations, des conditions de vie des étudiants et des valeurs à promouvoir.
La population sénégalaise doit avoir conscience du fait qu’elle confie à l’enseignement supérieur la construction de son devenir. Les politiciens gèrent au quotidien les intérêts du pays, mais c’est le système d’enseignement supérieur qui produit, grâce aux apports multiformes de ses diplômés, sa recherche et ses services, les atouts pour la mise en œuvre efficace des différentes politiques. Sans ressources humaines de qualité, aucune politique n’a de chance de succès. Nous devons alors, dans un monde fondé sur la connaissance, magnifier l’apport de l’enseignement supérieur et bâtir un consensus sur ce secteur stratégique. Toutes les composantes de notre communauté nationale (le gouvernement, les partis politiques, les syndicats, les employeurs, les diplômés, les enseignants, les agents administratifs, techniques et de services, les étudiants) devront s’accorder pour donner à l’enseignement supérieur l’environnement apaisé et les moyens nécessaires à un accomplissement correct de ses missions. Sommes-nous tous d’accord pour mettre en place un système d’enseignement supérieur bien réparti à travers le pays et respectueux des standards internationaux ?
Pour prétendre à des résultats à la hauteur des enjeux du monde, une stabilité basée sur un consensus d’au moins cinq années est nécessaire. Les analystes montrent que, dans ce domaine comme dans bien d’autres aussi, aucun résultat significatif ne peut être obtenu dans le court terme. Il faut travailler sur les moyen et long termes. Les évolutions étant très rapides dans ce secteur, toutes les projections durables se font à moyen terme et les évaluations et des réorientations permanentes sont opérées pour atteindre des résultats durables.
Les partis politiques doivent se convaincre d’avoir un regard sur l’enseignement supérieur pour ses produits et non pour ses propensions à ‘perturber’. Il est impossible d’interdire toute activité politique au sein des établissements d’enseignement supérieur, mais chacun doit assumer ses responsabilités. Le gouvernement devra, par une politique juste et équitable, fournir des ressources financières à la hauteur de ses moyens, veiller sur leur utilisation optimale et montrer son adhésion au consensus. Force est de reconnaître que, dans la dernière période, des moyens sans précédent ont été mobilisés par l’Etat pour l’enseignement supérieur. Dans son propre intérêt, l’Etat doit persévérer dans cette direction. Il faut saluer l’augmentation des salaires des enseignants, ainsi que la réalisation de certaines infrastructures.
Des pratiques aux antipodes des règles éthiques
Est-il possible de dire la même chose pour les bourses ? L’orientation généreuse de l’Etat consistant à donner la bourse ou l’aide à tous les étudiants a engendré des pratiques aux antipodes des règles éthiques. Certains étudiants s’inscrivent à l’Ucad uniquement pour obtenir une bourse ou une aide ou pour bénéficier des œuvres sociales. S’ils ne sont pas souvent absents, ils viennent aux enseignements avec les uniformes d’établissement d’enseignement supérieur privé. Les absences sont révélées par les fiches de présence aux enseignements dirigés et pratiques, et particulièrement lors des évaluations. Pourtant, l’essentiel des perturbations dans le système, dans la dernière période, est dû au retard de paiement des bourses ou aides. Pendant que l’Etat mobilise des fonds énormes pour les bourses (les montants alloués sont de loin supérieurs au budget de l’Ucad), les nouvelles universités souffrent d’un manque criard d’infrastructures. Une université ne peut se passer du béton malgré le développement des technologies de l’information et de la communication. Chaque peuple bâtit ses universités en fonction de ses propres imaginaires et ambitions. Dans certains pays, les châteaux les plus beaux, les bâtiments les plus modernes abritent les universités.
Les partis politiques de l’opposition ont tout aussi intérêt à stabiliser le système d’enseignement supérieur. En effet, ils auront besoin de ressources humaines de qualité pour, une fois au pouvoir, conduire leurs politiques. Les syndicats du secteur, au-delà des intérêts matériels et moraux des mandants, doivent contribuer davantage à l’efficience du système et prendre toutes les dispositions pour le promouvoir. Il s’agit aussi d’apporter leurs contributions à son rayonnement. Dans un passé récent, des acquis syndicaux importants ont participé au rayonnement du système d’enseignement. En fait, il s’agit plus de servir le système et non de s’en servir exclusivement. (A suivre)
Prof. Abdou Salam SALL Recteur de l’Ucad Ps : Les intertitres sont de la rédaction.