Sénégal : ordre ancien ou nouveau ?
A l’orée de la nouvelle décennie, la tentation est grande de se livrer à un “bilan”. Cette notion renvoie à un actif et un passif présentés par rapport à des besoins et une vision spécifiques. En raison de sa grande complexité parce qu’il se ramène à la quintessence de la vie simplement, le processus du développement socio-économique et culturel ne saurait être réduit à la litanie de chiffres surfaits et de comptes d’épiciers qui nous sont servis rituellement par les intellectuels au service de l’un ou l’autre camp du spectre politique national.
Les statistiques relatives au nombre d’écoles, de dispensaires, de puits, etc, ne signifie strictement rien en économie politique. C’est pourquoi, je ne m’arrêterais pas à cette vaine polémique entre représentants des parties prenantes de l’offre politique en cours. Ceux qui prétendent que l’offre émanant de la présente classe politique serait supérieure à ses devancières du demi-siècle écoulé font preuve d’une très grande naïveté. D’autres ont cru devoir mettre l’accent sur la succession d’évènements, de scandales, de dysfonctionnements de la gouvernance et des institutions sans véritablement les confronter aux talons d’Achille du développement démocratique : les finalités mêmes de fonctionnement du système politico-institutionnel en cours, d’une part, la condition du pays dans le concert des nations, de l’autre.
Depuis longtemps, je ne cesse de dire que le système politique en cours au Sénégal est un système hybride de quasi-dictature, c’est-à-dire, une “magistrature exceptionnelle attribuant tous les pouvoirs à un seul homme” pour une période de temps donné. Cette notion de dictature renvoie à un “régime politique arbitraire et coercitif dans lequel tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un seul homme, le dictateur”, ou d’une fratrie, les pouvoirs n’étant ni partagés, ni séparés, ni contrôlés, ni sanctionnés par des élections véritablement libres et une Constitution à l’abri de manipulations partisannes, les libertés individuelles n’étant pas protégées des crimes économiques et de sang et des dérives juridiques.
La dictature s’opposant à la démocratie du peuple par le peuple ne peut dans ces conditions que se maintenir par la force, celle rendue possible par le contrôle des forces armées, policières ou de gendarmerie, et , de milices (genre “calots bleus”), d’un parti “dominant” autour duquel se vassalisent, par pur opportunisme, d’autres partis périphériques ou subordonnés, ainsi que des groupes religieux ou sociaux insatiables quant à la recherche de places dans l’appareil d’Etat et de richesses acquises par le pillage systématique et organisé des biens publics. Cette définition de la dictature correspond singulièrement au système en cours dans notre pays.
En edulcorant légèrement cette notion, on pourrait caractériser le système politique en cours de despotisme, entendu au sens d’une “forme de gouvernement dans laquelle la souveraineté est exercée par une autorité unique (une seule personne ou un groupe restreint) qui dispose d’un pouvoir absolu” que l’on pourrait légitimement caracteriser de pouvoir à la fois autoritaire, arbitraire, oppressif et tyrannique. Cette forme de despotisme a été décrite par Montesquieu comme une forme de cancer, un “mal absolu” émanant de l’exercice solitaire du pouvoir, “sans règle, si ce n’est celle du bon plaisir d’un seul homme”. C’est d’ailleurs cette définition de son pouvoir à laquelle M. Abdoulaye Wade a préféré adhérer en décrivant de manière biaisée les raisons pour lesquelles, par la ruse, comme il l’admet, il s’est servi de l’opposition de 2000 pour prendre le pouvoir en signant un programme commun de gouvernement qui n’a été à ses yeux qu’un bout de papier sans aucune sorte d’importance. Pour mieux masquer cette forfaiture, M. Wade estime qu’il tire sa légitimité du fait que les suffrages électoraux présidentiels se seraient portés sur lui seul et non sur la coalition de partis qui l’a portée au pouvoir après l’avoir tiré de sa retraite parisienne où il se morfondait.
Une parenthèse s’impose ici. Il ne s’agit pas de polémiquer ou de se poser en donneur de leçons devant la kyrielle d’hommes et de femmes exceptionnels pétris au demeurant de grandes qualités qui occupent le devant de la scène politique. Mais, je me vois obligé de poser la question de savoir que renferme ce “programme” commun de 2000 auxquels nous renvoie souvent l’une ou l’autre partie prenante du pouvoir politique au Sénégal ?
Ce programme était-il un programme de rupture par rapport à l’odre ancien ou, au contraire, était-il un programme de compromis dont les principes et l’agencement s’inscrivaient en droite ligne dans le consensus défini par les institutions de Bretton Woods, c’est-à-dire un système de domination quasi-colonial basé sur le pillage de nos ressources et la soumission aux stratégies d’appauvrissement accéléré et continu des populations ?
La preuve de cette accélération nous est donnée par l’accroissement de la pauvreté dans une proportion qui dépasse l’entendement (avec 63 % de la population vivant avec 1 ou 2 dollars par jour, selon les chiffres memes de la Banque mondiale). A cet effondrement social est venu se greffer la liquéfaction du système de commecialisation arachidière, la faillite des principaux attelages d’une croissance annuelle prétenduement élevée (6% avait-on dit alors que le niveau réél du Sénégal comme celui de la sous-région ne dépasse guère 2 a 3 %) et la détérioration constante des prétendus “équilibres” macro-économiques, c’est-à-dire les rapports de force entre les puissances étatiques, commerciales et financières globales coalisées contre les pays enfermés dans un système de pillage qui se perpétue à vrai dire depuis au moins 4 siècles.
L’encerclement militaire de la France contre ses anciennes colonies a fait le reste. Nous avons été transformés en un sanctuaire jalousement gardé par la France comme son pré-carré parce que guarantissant sa propre souveraineté et sa place dans le concert des nations. Les discussions en cours ne sont rien dùautre auùun trompe-l’oeil destiné à endormir l’opinion.
A l’échelle internationale, le commerce africain ne peut guère se prévaloir de plus de 2 à 3 % des échanges mondiaux, ce qui place 57 Etats pris ensemble au même niveau que la Belgique et en-deça d’un petit pays comme la Suisse. Le commerce sénégalais ne représente au plus qu’un fétu de paille dans ces conditions. Ces questions sont rarement débattues en profondeur à travers les offres politiques en cours. Or ce sont elles qui déterminent, dans une très large mesure, l’avenir du pays et du continent. C’est pourquoi il est essentiel, au moment des “bilans” de montrer en quoi la rupture avec l’actuel ordre économique et culturel national et mondial est une nécessité et par quelles voies en sortir.
Or, de ce point de vue, l’offre politique et économique qui se profile derrière les compte-rendus de consultations populaires ne répond pas concrètement à ces questions. Comment sortir du système d’accélération du sous-développement auquel est soumis notre économie ? Comment combattre l’ajustement structurel en faillite que représentent les prétendus Documents de stratégie de réduction de la pauvreté avec un retour à peine déguisé du colonialisme à travers la mise en place de privatisations carnassières et de “partenariats public-privé” qui ne peuvent que se ramener aux crimes économiques d’envergure que représentent l’APIX ou les nombreuses agences présidentielles hors-budget ? Est-il possible de concevoir le “développement” en dehors des sentiers extrêmement dangereux que nous réservent des universités incapables de former l’artillerie intellectuelle et conceptuelle indispensable au progrès, les sociétés étrangères, principalement françaises, assurées de retours sur investissements colossaux à notre détriment et d’un système étatique et de gouvernance instruit par la dictature d’une seule personne sur tous, la prevarication des biens publics, la corruption et la privatisation du suffrage universel ?
Nous devons continuer de réfléchir sur ces questions mais sans perdre de temps dans des querelles stériles qui perdureraient, assurant par là-même au pouvoir absolu en place une chance, si minime soit-elle, de survie.
Nous savons bien que le système de dictature masquée de M. Wade est fini parce que tous ceux qui hésitaient encore à s’engager pour différentes raisons ont décidé de s’engager dans la bataille politique pour en finir avec un système vieillissant.
Mais il reste entendu que nous ne pouvons recommencer éternellement le même manège : transformer les forces vives du pays en marche-pieds commodes pour la prise du pouvoir et ensuite laisser à une seule personne, un cartel ou une oligrachie le soin de gouvernenr le pays.
Personne ne devrait plus accepter de s’inscrire et d’inscrire le pays dans une telle logique dévastatrice. Les conditions d’une offre politique novatrice et de rupture sont à présent réunies. Il suffit simplement d’en faciliter l’expression puis sa mise en oeuvre sans céder à la tentation de l’activisme petit-bourgeois, de la ruse, de la naiveté ou de l’insouciance. Car une nouvelle décennie perdue serait sans doute une décennie de trop qui pourrait nous être fatale pour une longue période à venir.
Jacques Habib Sy
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