un projet de dévolution monarchique du pouvoi
Tentative d’importation au Sénégal du discours gambettiste sur la méritocratie pour l’accès au pouvoir en France sous la IIIe République
Depuis quelques temps, on note l’émergence d’une communauté de points de vue sur ce qui serait un projet de dévolution monarchique du pouvoir au Sénégal. Il faut préciser qu’une question devient un enjeu dès lors qu’elle commence à faire l’objet d’un débat public. Précisément, un débat sur la succession au pourvoir au Sénégal se pose au moment même où Me Abdoulaye Wade, président de la République, a déjà déclaré sa candidature pour l’élection présidentielle de 2012. Lorsqu’un problème de succession se pose, il y a naturellement des prétendants.
Parmi ces derniers, le nom du ministre d’Etat Karim Wade, fils du président de la République, serait, depuis un moment, rangé dans l’hypothèse des futurs prétendants. Ce qui fait l’objet de plusieurs commentaires. Après un long silence, ce dernier soutiendrait, en réaction à ces intentions prêtées à lui et à son père, que ‘le Sénégal ne s’hérite pas, il se mérite’. Nous avons préféré, par prudence, utilisé le conditionnel ici dans la mesure où cette déclaration a fait l’objet de doutes quant à son authenticité : il s’agit de l’appréciation de Madiambal Diagne, directeur du groupe de presse Avenir Communication. Mais au-delà de cette querelle d’authenticité, notre analyse partira du postulat de la réalité de ces propos attribués au ministre d’Etat Karim Wade. Auparavant, la précision de certains termes semble importante.
Si l’on utilise ici l’expression ‘tentative d’importation’, c’est parce que ce type de discours a déjà été défendu en France sous la IIIe République à propos des critères d’accès au pouvoir. Il s’agit précisément du discours de Léon Gambetta, homme politique français. Ce discours gambettiste s’est donc inscrit dans un contexte politique français où l’élite dirigeante était contestée. Aujourd’hui, le centre du débat politique centré sur un projet de dévolution monarchique met en exergue le mode d’accès au pouvoir dans une République. On pourrait alors comprendre cette réaction du ministre d’Etat Karim Wade.
Mais en quoi, son discours se réfère-t-il à la théorie de la méritocratie républicaine de Léon Gambetta ? A-t-il la même trajectoire que Gambetta, parcours qui lui permettait de porter ce discours partout où il se déplaçait en France ? Peut-il défendre les idées que défendait Gambetta et qui pourraient être observables au Sénégal ?
Autant de questions qui guident ici le fil conducteur de notre analyse. Après quelques considérations sur la méritocratie sous le prisme du phénomène élitaire, il sera intéressant d’envisager ses fondements sous l’angle d’une approche critique et objective. Cette démarche permettra de filtrer la déclaration du fils du président de la République.
1 - La méritocratie sous le prisme du phénomène élitaire
Le débat sur la méritocratie républicaine semble s’inscrire dans la littérature de la théorie des élites d’abord développée par Alfredo Paréto et Gaetano Mosca en Italie, exportée aux Etats-Unis, puis en France. Même si le terme est polysémique, l’élite serait, par définition, la minorité organisée émanant d’une majorité désorganisée. Ces deux auteurs montrent l’existence de cette catégorie dans toutes les sociétés. Mais dans son étude sur le phénomène élitaire, Mosca relève une absence de la logique bureaucratique dans la constitution de l’élite au pouvoir aux Etats-Unis. En réponse, Charles Wright Mills montre que cela est dû à ce qu’on appelle le spoilt system, c’est-à-dire que chaque parti qui arrive au pouvoir dans ce pays, vient avec ses hommes.
Aujourd’hui, cette situation est aussi observable dans nos Etats où les modes de recrutement sont souvent influencés par l’appartenance partisane. Ce qui écarte généralement des compétences qui ont commis la faute de ne pas épouser l’idéologie du parti au pouvoir. Pourtant, nos pouvoirs politiques déclarent souvent incarner, dans leurs principes de gouvernement, l’impartialité de l’Etat qui traduit une certaine égalité des citoyens devant les charges publiques.
Ce mode de gouvernement de la société pose, de ce point de vue, la question de la classe dirigeante. A ce titre, la formation de l’élite amène Mills à développer en 1969 le concept de l’élite au pouvoir aux Etats-Unis. Il définit cette strate comme l’ensemble de ‘ces cercles politiques, économiques et militaires qui, dans un ensemble complexe de coteries entrecroisées, partagent les décisions d’importance au moins nationale’.
Mais si l’on parle de notion d’élite au Sénégal, il est important, au plan épistémologique, de la contextualiser. Car si l’on applique cette définition de l’élite au pays de la Téranga comme elle est perçue en Occident, on risque de buter sur un obstacle épistémologique, c’est-à-dire de passer à côté de la réalité. Au Sénégal, l’élite ne peut être entendue sous le seul angle cognitif, c’est-à-dire l’individu qui est instruit. C’est pourquoi on peut ici considérer comme élites les catégories qui sont dans une logique de gouvernement de la société. Sous ce rapport, on peut désigner comme élite le chef de village, l’imam, etc. A ce titre, le lettré et l’analphabète peuvent être considérés comme des élites. L’histoire de nos élites traditionnelles est ici révélatrice.
Cependant, on note, surtout depuis l’indépendance, dans la classe dirigeante, une certaine domination de la figure de lettré. Ce que démontre bien d’ailleurs Mme Aminata Diaw dans son étude sur la ‘démocratie des lettrés’. Cette construction de l’élite lettrée semble prendre son origine depuis l’introduction de l’école française pendant la période coloniale. L’Ecole des fils de Chefs a joué un rôle important dans ce domaine, mais elle faisait par conséquent montre de différenciation sociale. C’est en ce sens qu’il faut noter le rôle remarquable que l’Eglise a joué en matière d’éducation au Sénégal. Car le président Léopold Sédar Senghor (premier président de la République du Sénégal) qui n’était pas fils de chef, a pu bénéficier de cette éducation assurée par l’Eglise catholique.
Dans une étude sur les mécanismes de promotions au Sénégal (Arss), le Pr Boubakar Niane met en lumière d’intéressantes séquences qui ont marqué le champ politico-administratif sénégalais. Il précise que, depuis l’indépendance, le Sénégal a connu plusieurs générations de dirigeants. On pourrait distinguer : De 1945-47 à 1962-63, c’est la domination des instituteurs, à partir de 1960, ce sont les énarques (diplômés de l’ex-Enam devenue Ena), et ensuite l’émergence d’une troisième génération, celle des gestionnaires et ingénieurs qui semble se substituer aux administrateurs civils.
Aujourd’hui, on relève une certaine apparition d’une élite analphabète bien présente dans l’institution parlementaire. Même s’il y en a eu avant l’alternance, la présence de cette catégorie d’élite est plus marquée depuis les élections législatives anticipées de 2001.
Si l’on a donc une idée sur la construction de l’élite au Sénégal, il serait aussi important de rappeler le processus de formation de cette strate dans d’autres aires géographiques. L’exemple américain aide à saisir la genèse de la notion de méritocratie républicaine théorisée par Gambetta sous la IIIe République en France.
Si, aux Etats-Unis, la période du New Deal sous Roosevelt (1930) a été marquée par une autonomisation du pouvoir politique, on note, depuis la deuxième guerre mondiale, une tendance à la domination d’un pouvoir militaire. Ce qui génère la formation d’une élite émanant des sphères politique, économique et militaire. Ces lobbies ou groupes occupant les positions stratégiques constituent ainsi le centre du pouvoir aux Etats-Unis.
Ce débat sur les élites s’est posé en France. Avant la révolution française, l’élite était surtout déterminée par des critères de naissance, voire l’appartenance nobiliaire comme ce fut aussi le cas dans nos monarchies traditionnelles. Toutefois, il est important de rappeler un fait significatif dans l’empire Sonraï où l’éminent jurisconsulte Mohamed Bakhayoko avait fait des remontrances publiques à l’Askia Isaak pour lui faire comprendre, à propos de sa gouvernance, que le peuple avait aussi ses droits. On relève donc déjà ici un indice précis de revendication de droits. Mais en France, le principe de l’égalisation des droits qui est un des fondements de la société démocratique, se substitue, depuis la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, à la différenciation sociale qui faisait légion pendant la période féodale. Ainsi, la question de l’accès au pouvoir fit l’objet d’un débat. C’est dans ce cadre qu’il faut donc inscrire la théorie de la méritocratie républicaine défendue par Léon Gambettta. Qu’en est-il précisément du discours gambettiste ? (A suivre)
Abdou Rahmane THIAM Docteur en Science politique Montpellier-France