dans la justice
Extraits de l’émission Demande d’explications de Première Fm - Alioune Niane, président de l’Union des magistrats du Sénégal : «La corruption, c’est un fait réel dans la Justice»
Alioune Niane était le vendredi 11 janvier dernier l’invité de l’émission Demande d’explications de la radio Première Fm. Il a eu à se prononcer sur plusieurs questions notamment l’indépendance de la Justice, la corruption dans la magistrature et la nécessité de réformer le Conseil supérieur de la magistrature pour que ses décisions soient beaucoup plus conformes aux volontés des magistrats. Des questions qui interpellent tout un corps, dont les autorités et les membres se retrouvent aujourd’hui, à l’occasion de la rentrée solennelle des Cours et Tribunaux.
En août dernier, vous avez été élu président de l’Union des magistrats sénégalais ; un gros challenge pour vous ?
Mes pairs ont eu confiance en moi ; parce qu’ils ont besoin de plus d’indépendance parce que la magistrature n’était pas indépendante (…). Cela veut dire qu’il faudra lutter autour de tous les actes législatifs intervenus ultérieurement sur la base de la Constitution, et qui vident ce principe constitutionnel de toute sa substance. Par exemple : l’inamovibilité du magistrat. C’est un principe constitutionnel. Mais lorsqu’on analyse les statuts de la magistrature, on se rend compte que ce principe est vidé de toute sa substance par la loi organique portant statut des magistrats. Parce qu’on invoque la nécessité de service. Et aujourd’hui, cette nécessité de service qui aurait dû être une exception, est en passe de devenir la règle. La majorité des magistrats aujourd’hui, sont à des postes où ils ne sont pas titulaires. Ce qui les fragilise et crée une certaine précarité.
L’Ums n’est pas encore un syndicat, mais vous n’en en employez pas moins les méthodes. Vous menacez d’aller en grève ou de boycotter la rentrée des cours de tribunaux ou de vous revêtir de vos toges pour aller à la Place de l’indépendance…
Oui, nous n’avons pas le droit de grève, mais il y a une architecture juridique aujourd’hui, et c’est en analysant cette architecture que nous nous sommes rendus compte qu’on peut faire un certain nombre de choses dans cette architecture. Ce que nous pouvons faire, c’est de poser certains actes dans le but de faire satisfaire nos revendications. Et il faut que cela réponde à l’éthique et à la déontologie. En acceptant d’augmenter les revenus des magistrats avec les indemnités de judicature, le Président Wade avait souhaité plus ou moins les mettre dans des conditions décentes de vie pour les protéger des tentations comme la corruption. Mais la corruption persiste et demeure au Palais de justice. Quel est le sentiment du président de l’Union de magistrats du Sénégal ?
La corruption, c’est un fait réel. Nous n’avons pas à faire la politique de l’autruche par rapport à cette question. Que ce soit dans le secteur de la justice où qu’on aille dans un autre secteur, la corruption est une réalité dans ce pays. Au niveau de l’Ums, nous pensons qu’il faut la combattre. Et un axe de ce combat, c’est l’amélioration des conditions de vie et de travail des magistrats, pour permettre au magistrat qui le veut, non seulement d’être indépendant, mais de ne pas subir tous ces facteurs tels que la corruption, la concussion ou d’autres fléaux de cette nature.
N’avez-vous pas l’impression que le système protége le magistrat corrompu ? Si on prend par exemple, l’histoire de la corruption de magistrats qui a défrayé la chronique ces derniers temps, seuls les lampistes, ou bien seuls les gens qui ne sont pas magistrats ont été sanctionnés, ont payé plus dur que les autres magistrats. C’est deux poids, deux mesures.
Je ne sais pas exactement où se situe le dossier, mais nous sommes contre le fait qu’il y ait sur ce dossier deux poids et deux mesures. Nous ne pouvons pas avoir une justice à deux ou plusieurs vitesses. Si des magistrats sont en cause dans un fait, ils doivent être jugés au même titre que les autres citoyens de ce pays. Nous ne pouvons pas accepter qu’en matière de corruption, que les corrupteurs soient jugés d’une certaine manière et que ceux qui peuvent être des corrompus le soient à un autre niveau. Nous n’acceptons pas cela ! Pour nous, s’il y a corruption avérée, corrupteurs et corrompus, qu’ils soient magistrats ou pas, doivent être jugés sur la base des mêmes lois, sur la base des mêmes principes et les sanctions doivent être les mêmes. Nous faisons la différence, lorsqu’il y a une sanction disciplinaire, qui n’a rien à voir avec la procédure pénale.
Les magistrats impliqués dans cette affaire auraient dû connaître les mêmes rigueurs de la loi pénale que les corrupteurs qui vont faire de la prison ?
Je ne dis pas les magistrats, parce qu’à partir de ce que nous savons du dossier, tous ces magistrats qui ont été impliqués, ne sont pas des corrompus. Mais, il est clair que lorsqu’on va jusqu’à radier quelqu’un sur ces bases-là, cela veut dire qu’on considère qu’en réalité, ce quelqu’un est impliqué dans ce phénomène, et par conséquent, cette sanction disciplinaire ne doit pas être la seule sanction. Il doit y avoir effectivement la procédure disciplinaire mais cette personne doit subir le même sort que les corrupteurs qui sont derrière les barreaux.
A un certain moment, on a pas voulu toucher du point de vue de la sanction pénale à ces magistrats-là. On a eu peur à un moment pour le Palais de justice avec des délations, des règlements de comptes…
Sur la question de la corruption, il faut aller le plus loin possible, au risque même de saper la stabilité de la magistrature. Nous ne faisons pas de corporatisme par rapport à cette question. Que tous les magistrats qui sont impliqués dans un fait de corruption, quel que soit le niveau où ils se situent, leur nombre, qu’ils soient punis selon les lois et les règlements en vigueur. Dans notre lutte pour l’indépendance, nous nous impliquons autour de cette question.
Vous ne pouvez pas lutter pour l’indépendance de la magistrature et laisser la corruption gangréner le Palais de justice. Les magistrats ont eu à revendiquer beaucoup de choses pour améliorer leur situation, mais les questions statutaires semblent demeurer. En évaluant la situation du magistrat sénégalais, considérez-vous qu’il a les moyens d’être indépendant ?
Oui. Le magistrat qui le veut a les moyens d’être indépendant, qu’il soit du siège ou du parquet. S’il le veut, il a toutes les possibilités d’assumer son indépendance, mais il faut faire attention dans l’analyse. Parce qu’aujourd’hui, dans le cadre de la nomination des magistrats ou dans d’autres cadres, le pouvoir exécutif a des pouvoirs exorbitants. Aujourd’hui, si vous êtes indépendant, on peut effectivement vous affecter. Quelqu’un qui veut assumer son indépendance, il luttera contre cela. Il faudrait amener l’environnement, c’est-à-dire les textes et autres, à être en adéquation avec ce principe.
Etes-Vous en train de remettre en cause le fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature ?
Aussi bien le fonctionnement du Conseil supérieur que même les dispositions du statut. C’est d’abord le statut de la magistrature qui viole le principe de l’inamovibilité. Le statut dit que par nécessité de service, on peut affecter quelqu’un etc. Donc, on rompt avec ce principe déjà, et c’est un problème. Nous sommes catégoriquement opposé à cela. Le principe de l’inamovibilité, c’est un principe constitutionnel, et il faudrait qu’on le respecte dans les affectations. Il faudrait aussi réformer le Conseil supérieur de la magistrature. Qui est membre du conseil aujourd’hui ? Le Conseil est présidé par le Président de la République, le vice-président, c’est le Garde des Sceaux, il y a des membres de droit, le premier président de la Cour de cassation, le procureur général près ladite cour, le président du Conseil d’Etat, les premiers présidents des Cours d’appel : nous en avons deux qui fonctionnent et deux virtuelles et les procureurs généraux près desdites Cours d’appels. Vous avez vu les membres de droit ? Et nous n’avons que trois membres élus par leurs pairs.
Vous voulez renverser la composition ?
Le Conseil supérieur de la magistrature doit, dans sa composition, avoir en majorité des magistrats élus. On peut même dire que tous les magistrats qui siégent dans le Conseil soient élus. Mais pour ne pas, peut-être créer une révolution que personne ne comprendrait, pour ne pas bouleverser fondamentalement les choses, nous disons : Ok, on maintient les membres de droit, mais qu’il y ait une majorité de membres élus, parce que ce sont ces derniers qui sont les voix des magistrats.
Accepteriez-vous que les décisions du Conseil supérieur de la magistrature fassent l’objet de publicité ?
Bien sûr. Il faudrait qu’il y ait une transparence à ce niveau. Par exemple, s’il y a des postes à pourvoir, les magistrats ne sont même pas informés. Ils ne savent pas quand est-ce que le Conseil doit se réunir. Parfois, c’est la presse même qui informe les magistrats. C’est anormal. Il faudrait qu’il y ait une transparence dans la gestion du Conseil supérieur de la magistrature, qu’il y ait une publicité qui entoure les travaux du Conseil. (…) Il faudrait donc que le nombre des magistrats élus dépasse le nombre des magistrats membres de droit du Conseil. Ce sont les seuls moyens pour amener le Csm à prendre des décisions qui correspondent à la volonté des uns et des autres et à l’intérêt du secteur de la justice.
On constate l’interventionnisme de l’Exécutif, dans certains dossiers comme l’arrestation des journalistes dernièrement, qui a été dénouée par une intervention du président de la République. Est-ce que là, on n’a pas contourné la magistrature pour se substituer à elle ?
Cette question, il faut avouer qu’elle nous a fait très mal. Non pas parce qu’il s’agissait de journalistes, mais il y a eu un excès d’interventionnisme du pouvoir exécutif. C’est vrai que le pouvoir exécutif a des attributions bien précises, mais il faudrait qu’on respecte un certain nombre de formes. C’est inacceptable, parce que c’est à partir d’une déclaration de Monsieur le chef de cabinet du président de la République qu’il y a eu le déclenchement de toute cette question. Le fait d’agir sous cette forme-là, manque de courtoisie, ne respecte pas un certain nombre de civilités par rapport à la procédure.
Ce qui est plus grave, c’est qu’il y a des gens qui avaient dépassé cette étape de la procédure, qui étaient déjà passés devant un juge d’instruction, qui avaient été inculpés... Ce sont des magistrats qui ont accepté de jouer le jeu…
C’est absolument vrai. Pour le parquet, le problème ne se pose pas parce qu’en réalité, dans la procédure, le pouvoir exécutif a des attributions bien précises et c’est beaucoup plus simple lorsque les gens sont à un certain niveau de la procédure. Et lorsque les gens passent devant un juge d’instruction, c’est inacceptable, c’est inqualifiable. Nous ne pouvons pas comprendre qu’il y ait des immixtions du pouvoir exécutif sous cette forme et dans ce domaine-là. Nous ne pouvons pas l’accepter et il faut dire que nous ne pouvons pas toujours désigner le pouvoir exécutif. C’est d’abord nos collègues qui se chargent de ces dossiers, et là, il faudrait le dire : nous n’avons pas joué le jeu. Si on avait joué le jeu, on n’en serait pas là aujourd’hui.
Considérez-vous, qu’à l’heure actuelle, l’indépendance de la magistrature est assez suffisante pour que le magistrat puisse résister à des interventions aussi intempestives de la part de l’Exécutif ?
Non. Et c’est pourquoi, il faudrait faire une réforme des textes. Aujourd’hui, les textes donnent un pouvoir exorbitant à l’Exécutif, ce qui fait que un magistrat qui résiste, il peut être affecté demain, il peut être «sanctionné». Et ça, si vous n’avez pas suffisamment de ressources et de forces, peut-être que vous ne pourrez pas résister. Il faut amener les textes à un niveau qui permette au magistrat qui veut assumer son indépendance de l’assumer sans coup férir.
L’Ums a décrié le fait que les Conseils ne se tiennent plus et que, ces derniers temps, avec les décisions qui ont été prises par-ci et par-là, on a dû procéder à des consultations à domicile…
C’est tout à fait anormal. Nous ne pouvons pas accepter que l’on continue à faire des consultations à domicile sur des questions qui sont fondamentales. Le Conseil doit se réunir régulièrement. C’est vrai que si on a un Président de la République qui ne voyage pas, ce n’est pas la même chose que si on a un Président de la République qui voyage beaucoup. Mais que cette différence ne constitue pas un facteur de blocage dans les réunions du Conseil supérieur d’autant plus que le Conseil peut être présidé par le Garde des Sceaux. Il faut aujourd’hui qu’il y ait un calendrier républicain pour la tenue de ces réunions, que dans la loi organique sur le Conseil supérieur de la magistrature, qu’on nous dise que le Conseil se réunit deux fois par année (…).
Ces dernières années, des magistrats ont attaqué des décisions du Conseil supérieur au niveau du Conseil d’état. Est-ce que l’Ums se mettrait dans une logique de se constituer partie civile ou d’accompagner le combat des magistrats lésés par des décisions du Conseil ?
Absolument, nous allons accompagner ce combat-là. Dans le passé, il y a eu des collègues qui ont attaqué des décisions du Conseil supérieur de la magistrature et des actes de nomination les concernant. Et au Conseil d’Etat, ces actes étaient annulés dans un premier temps mais le Garde des sceaux a fait une requête en renvoi d’arrêt et à partir de cette requête, le Conseil d’Etat est revenu sur l’annulation, pour remettre sur le tapis les décrets de nomination. C’est un aspect du combat. Il faudrait que lorsque les gens sont lésés, qu’ils puissent mettre en œuvre les voies de recours, les voies de droit qui existent donc, saisir le Conseil d’Etat. Mais aussi amener le Conseil d’Etat à assumer ses responsabilités de juge administratif, non pas pour créer des pressions sur le Conseil d’Etat, mais amener les collègues qui siègent à ce niveau à assumer cela. Il y va de l’intérêt de toute la corporation.
Ce qui paraît absurde pour parler de ces recours administratifs introduits par des magistrats, c’est qu’ils ont été tranchés par les personnes même qui étaient partie prenante à la prise de ces décisions, aussi bien au niveau du Conseil d’Etat que de la procédure de renvoi d’arrêt. Lorsque le recours était jugé, on a arrêté le décret. Cela veut dire qu’en réalité, il y avait déjà une panne dans ce cadre-là. On est revenu à un niveau supérieur pour régler la question, mais dans un premier temps, le recours a véritablement été remporté par les collègues demandeurs vu qu’on avait annulé le décret de nomination. Lors de la rentrée judiciaire dernière, le président de la République avait demandé l’évaluation de la réforme de 1992 qui avait éclaté l’ancienne Cour suprême en différentes juridictions.
Où en êtes-vous de cette évaluation conduite par le Premier président de la Cour de cassation ?
Je ne sais pas. Nous ne sommes pas partie prenante de cette réflexion mais nous avons notre point de vue dans ce domaine. En 1992, ce qui a amené cette réforme, c’est au-delà du facteur subjectif, l’impérieuse nécessité d’une spécialisation des juridictions. Malheureusement, en 92, cette question a été abordée sous l’angle des juridictions supérieures. Cela veut dire qu’on a créé trois juridictions supérieures : le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat et la Cour de cassation. Par la suite, en 1999, on a créé la Cour des comptes, mais on n’a pas continué le processus qui s’est arrêté au niveau des juridictions supérieures.
Aujourd’hui, le travail qui doit se faire, c’est pas de voir comment retourner à une Cour suprême. Objectivement et rationnellement, ce n’est pas ça le travail.
Vous pensez que le débat ce n’est pas le retour à l’ancienne formule ?
En tout cas, qu’ils prennent la décision ou pas, le débat ce n’est pas à ce niveau-là. Retourner à la Cour suprême, c’est retourner à la préhistoire.
Est-ce que l’Union des magistrats sénégalais est dans les dispositions d’accepter un tel schéma si tant est que ce schéma emporte la faveur …
Nous ne sommes pas saisis de la question. Nous ne savons pas à quel niveau se situe la réflexion aujourd’hui, mais nous le disons très clairement : nous sommes contre un retour à la Cour suprême. Il faut, au contraire, pousser cette spécialisation pour qu’elle puisse atteindre les juridictions de base et aller le plus loin possible dans ce cadre-là.
Vous avez parlé plus tôt d’un facteur subjectif qui fait partie des raisons qui avaient présidé à la réforme de 92 pour éclater la Cour suprême. On doit dire que l’ancien président de la Cour suprême, Assane Bassirou Diouf avait fait une sortie devant le Président Diouf pour demander la suppression du ministère de la Justice. Et à l’occasion de la rentrée des Cours et Tribunaux, le Président aurait vu rouge et aurait, à partir de ce moment, mis en branle la réforme de la Cour suprême. Est-ce de ce facteur subjectif que vous parlez ?
On ne maîtrise pas toute cette question d’un point de vue officiel. Il y a effectivement des gens qui ont fait des commentaires autour de ça, c’est pourquoi je parle de facteur subjectif, et selon eux, c’est ce facteur subjectif qui a conduit à la réforme. De toute façon, vrai ou pas, il ne faudrait pas qu’il y ait un autre facteur subjectif qui nous fasse retourner demain à la Cour suprême.
Madiambal DIAGNE