LE TEMPS DES MANŒUVRES
Par Mamadou Ablaye NDIAYE- Philosophe-Ecrivain
Apories du dialogue politique
Dès l’entame, le pouvoir issu de l’alternance exhume les scories du pouvoir socialiste qui, au lieu de rendre l’âme, prolonge sa longétitivité en trouvant dans le pouvoir actuel, un nouveau lieu de séjour. L’Alternance politique voit le jour comme un trompe-l’œil, et l’illusion qu’elle distille, se dissipe, au fur et à mesure qu’elle déroule son programme dans le fil de la tradition du présidentialisme.
C’est le lieu de mettre en exergue la perspicacité dont Amath Dansokho a fait montre, en traquant très tôt l’imposture qui a traversé l’Alternance et la Constitution de 2000, dont les dispositions sont aux antipodes de l’idéal républicain.
Ainsi il apparaît clairement qu’une divergence gravissime, relative au projet de société, oppose Me Abdoulaye Wade et Amath Dansokho dont la résistance va servir de réceptacle aux anciens compagnons du « Pape du Sopi » dans son odyssée politique.
Un tel renversement de situation est clairement concrétisé par l’intervertissement des pôles, des postures et des positions politiques. Ainsi, le champ politique sénégalais, pour parodier Frédérick Engels, est un vaste ban d’essai de la dialectique dont le mouvement en spiral donne de l’intelligibilité aux transmutations politiques.
Ce n’est pas un hasard si Amath Dansokho et son parti en s’arc-boutant sur les idéaux de l’Alternance, ont rejeté la Constitution de 2000, en votant contre son adoption lors du Referendum de Novembre 2000. Les alliés d’antan de Me Wade considéraient que ce dernier a fait voler en éclat le pacte politique sur la base duquel ils ont ensemble conquis le pouvoir le 19 mars 2000.
Cette rupture du dialogue politique dans l’alliance va déborder de sa sphère originelle et structurer les rapports polémiques entre Me Abdoulaye Wade et l’opposition qui offre des structures d’accueil à ses anciens compagnons de route. Amath Dansokho, Moustapha Niasse, Abdoulaye Bathily et plus tard Landing Savané opèrent ce basculement du pouvoir à l’opposition à cause de l’exercice solitaire de la gouvernance de Wade.
Le monologue politique ne va pas s’estomper avec ce cas de figure, il prend simplement la forme du manichéisme : le pouvoir gouverne, l’opposition s’oppose. Entre les deux termes une dichotomie s’installe et refoule dans la perspective fuyante la quête du dialogue politique. Au lendemain des élections contestées de février 2007, les partis de l’opposition exprimaient leur volonté de renouer le fil du dialogue avec le pouvoir. Ce requête fit l’objet d’un rejet de la part du Chef de l’Etat qui jette son courroux sur les requérants, coupables de ne pas reconnaître sa victoire au sortir du scrutin du 25 février 2007, et surtout de vouloir hypothéquer sa légitimité et ruiner sa crédibilité politique.
La défiance de l’opposition se reflète fidèlement dans la posture de protestation du Parti socialiste qui organise à son siège une conférence de presse pour édifier l’opinion sur le caractère frauduleux de la victoire de Me Wade dés le 1er tour. Selon les socialistes, « il s’agit des élections les plus tronquées que le Sénégal indépendant ait connues dans toute son histoire. Même les militants du Pds sont gênés devant l’ampleur de la fraude. Toutes les formes de contestations sont possibles et rien ne sera exclu » (l’Observateur 28 Février 2007)
Les voies du dialogue deviennent plus escarpées que jamais à telle enseigne qu’il est difficile voire impossible de les gravir sans des béquilles. Les efforts des médiateurs pour rétablir le point entre le chef de l’Etat et l’opposition sont annihilés par la gravité du contentieux électoral qui s’est mué en crise politique comme l’illustre ce communiqué de Me El Hadji Amadou Sall, alors porte-parole du président de la République.
« Le président de la République n’a jamais dit à M. Pierre Goudiaby qu’il allait recevoir l’opposition à son retour du Brésil. Cette affirmation relève de la seule responsabilité de son auteur. La vérité est que Me Goudiaby a prie avec insistance le chef de l’Etat de recevoir l’opposition mais celui-ci a répondu qu’il allait réfléchir et consulter ses collaborateurs, toute autre affirmation n’est que pure invention » (Le quotidien 9 mai 2007).
La souffrance du principe du dialogue se poursuit dans la sphère politique où il est instrumentalisé afin de fragiliser les positions de l’opposition. Celle-ci doit accepter les conditions du dialogue et sans aucun doute les conclusions voulues par le maître du jeu politique. Dans cet ordre d’idées, l’intermédiation de Alioune Tine, alors Secrétaire exécutif de la Radho entre Me Wade et l’opposition a butté sur la même difficulté que celle de Pierre Goudiaby.
Force est de rappeler les termes de cette initiative prise au détour d’une audience que le chef de l’Etat avait accordée à Alioune Tine qui voulait lui faire état du souhait des protagonistes de crise politique mauritanienne de les aider à réaliser les conditions du dialogue pour résoudre leur différend politique.
Me Wade donna son accord sans condition et réassura son interlocuteur. Ce dernier profita de cette opportunité pour lui signifier le paradoxe de sa démarche et l’interpelle en ces termes : « Monsieur le Président pourquoi vous vous impliquez dans les crises politiques des pays africains en offrant vos bons offices sans créer ici les conditions d’un dialogue avec l’opposition ».
Il leva la contradiction en demandant à Alioune Tine de signifier aux dirigeants du Front Siggil Sénégal sa disponibilité pour engager un dialogue franc et sérieux (Entretien avec Alioune Tine).
Mais cette initiative aura le même sort que les précédentes à cause du manque de volonté politique exacerbé par les rancoeurs et les rancuniers. *Le mea-culpa de Abdoulaye Bathily, qui regrette d’avoir contribué à l’élection de Abdoulaye Wade, est relatif à ce retournement dialectique dont l’idéal de l’alternance a fait l’objet avec l’exercice solitaire du pouvoir de Me Wade.
Son complexe de culpabilité est d’autant plus vivace qu’il a participé à la Campagne de Paris en 1999 dont l’objectif était de convaincre Abdoulaye Wade, qui était dans le scepticisme de Pyrrhon, du bien-fondé de sa candidature en 2000 portée par la Coalition Alternance 2000. La charge psychologique du conflit se présente avec relief si l’on remonte la filière jusqu’à cette Campagne de Paris qui donne à Amath Dansokho et Abdoulaye Bathily, l’illusion de cogérer le pouvoir issu de l’Alternance. L’exercice solitaire du pouvoir par Me Wade a ruiné l’ambition de ses compagnons de route.
L’ostracisme du nouveau Chef de l’Etat a charrié beaucoup de rancœur, de rancune et d’amertume dont la cristallisation donne forme à la pulsion de mort : thanatos qui régule et électrise les rapports conflictuels du jeu politique. L’irruption de la pulsion de mort dans le jeu politique transmute irrémédiablement le dialogue politique en lutte de factions. Cela est d’autant plus avéré que François Lyotard nous apprend dans la stupeur, que la pulsion de mort et la pulsion de vie ne sont pas deux entités différents mais les deux aspects d’une même pulsion. Eros et Thanatos sont comme le recto et le verso d’une pièce de monnaie. Cette charge psychologique négative imprègne l’espace politique et y instaure des monologues parallèles.
Pour ne pas se faire passer par un belliqueux, Me Wade répond à l’appel au dialogue politique lancé par la Société civile et réclamé sans relâche par l’opposition dés la fin de la Présidentielle de 2007.
Pour se mettre à l’abri de tout soupçon sa volonté politique, il met en exergue sa bonne volonté dans la lettre qu’il adresse à l’Opposition, dont la formulation est marquée du sceau de la convivialité « l’heure parait donc venu d’engager le dialogue entre le pouvoir et l’opposition pour parfaire notre jeune démocratie qui grâce au pouvoir de l’alternance est déjà une référence en Afrique…Je voudrais saisir l’occasion pour vous persuader de ma ferme volonté demeurée inébranlable d’établir un climat de paix politique et sociale dans notre dialogue avec les partis politiques et les syndicats dans le respect des droits de chacun ».
Force est de noter que cette trêve a pour vérité le rééquilibrage politique opéré grâce à la poussée fulgurante de l’Opposition, qui fait triompher le boycott actif lors des législatives de novembre 2007.Le taux de participation à ces élections est le plus faible au Sénégal depuis trois décennies, il est estimé à 25% selon l’opposition et à 35% selon les autorités. Ce gain politique est décuple avec le renversement de vapeur qui se produit lors des élections locales du 22 mars 2009, dont les résultats révèlent le reflux du camp présidentiel avec une perte des bastions politiques les plus importants.
Cette fragilisation du pouvoir autorise la révision déchirante des certitudes politiques et concomitamment l’observance de la considération et du respect à l’égard de l’opposition. La préoccupation de Me Wade est de sortir de cette passe difficile, pour scruter l’horizon 2012. Sa disponibilité en faveur du dialogue s’inscrit dans cette perspective.
Après la démarche angélique pour mettre en route le dialogue, Me Wade a fait un glissement en terre de politique politicienne, dans l’acception senghorienne du concept. (ruse pour atteindre ses objectifs politiques). Il torpille le projet avec une seconde lettre-réponse à l’Opposition, qu’il publie dans le « Soleil » avec des contre-propositions populistes, qui vident le dialogue de sa substance.
Le hiatus entre les deux lettres-réponse est révélateur de l’ampleur de la crise du dialogue. Le dialogue politique s’est enlisé dans l’impasse à cause du manque de volonté politique dont le pouvoir a fait montre par son refus d’instaurer les règles du jeu politique sur la base du pacte républicain.
Malgré, les pérégrinations du ministre conseiller chargé des Affaires politiques Serigne Mbacké Ndiaye, plus enclin à faire la propagande que la médiation, le processus est tombé en panne avec le contre-pied de Me Abdoulaye Wade à l’initiative du Comité pour le Pacte républicain. Ce sabordage de l’initiative de la Société civile s’opère avec une thèse élaborée quand dans des termes irrecevables pour quiconque dispose du bon sens.
Me Wade propose en effet, aux leaders de Benno Siggil Sénégal le schéma du dialogue sous l’arbre à palabre. Ainsi le débat se fait sur la place publique devant la presse, avec la participation des chefs religieux. Ce dialogue politique fait aussi l’objet d’un redimensionement en faisant l’impasse sur la question du fichier électoral, pis, le Chef de l’Etat s’interdit de prendre l’engagement de traduire en lois les conclusions issues du dialogue politique.
La réaction de l’opposition à cette approche populiste du dialogue est une fin de non recevoir qui installe la classe politique dans un total imbroglio qui embrouille la perspective du dialogue.
Amath Dansokho semble lui tourne le dos pour faire corps avec le combat effectif du peuple sénégalais souffrant. « L’histoire n’a jamais accouché dans une berceuse. Il faut en finir avec les lamentations et agir. Notre utilité en tant que Chef politique c’est de faire corps avec la population et de lui indiquer les voies. Je crois que le moment est venu de faire partir Wade » (Populaire 29 octobre 2009).
On peut relever aisément la charge subversive de ce passage où le Secrétaire Général du Pit fait le deuil du dialogue sur les cendres duquel il développe la stratégie de la résistance populaire dans des accents incendiaires.
La marche de protestation des jeunes de Benno Siggil Sénégal organisée sous le signe de la revendication du départ de Wade est le premier jalon de cette démarche. La pétition ouverte dans cette optique lors de cette manifestation massive et sonore en atteste. Le leader du Pit
restitue le sens de ce combat : « continuer avec le Chef de l’Etat c’est aller vers des turpitudes aux conséquences incalculables et nous allons nous battre les uns contre les autres. Et c’est cela que le patron des libéraux cherche semer le chaos et partir la preuve : sa décision de se présenter en 2012. Puisqu’il sait que ce n’est pas possible pour son fils (Karim) alors il croit qu’il doit rester au pouvoir à vie. Mais c’est peine perdue, nous n’allons pas le lui permettre et n’attendrons pas 2012 pour qu’il parte. Ce sont les Sénégalais de toutes conditions qui doivent se mobiliser pour le faire partir (Walfadjri Samedi 7 Dimanche 8 Novembre 2009). Cette démarche n’est pas nouvelle, l’alternance politique du 19 mars 2000 a été balisée par cet appel au départ du Président Abdou Diouf un an avant la perte du pouvoir. A ce propos Abdoulaye Bathily faisait observer : Abdou Diouf doit partir et s’investir dans la gestion des crises africaines ». (Sud Quotidien 02 janvier 1999.
Ce discours prémonitoire est redéployé dans le combat pour la défense de la République au moment où les règles du jeu politique sont évanescentes et le dialogue politique en panne.
En fait, le porte-parole de l’Alliance pour la république (Apr) estime que « le vrai problème, c’est qu’en même temps qu’il invite au dialogue, Abdoulaye Wade développe des positions qui torpillent le dialogue ». « En définitive, on est bien fondé à douter de sa crédibilité et de sa sincérité. En un mot, il a installé le dialogue, qui est toute l’histoire du Sénégal, dans une profonde crise. Et la démocratie en souffre ». (Populaire 03 novembre 2009)
Cependant, l’aporie dans laquelle s’est enlisée le principe du dialogue politique débouche sur un horizon insoupçonné : le recentrage du dialogue dans l’espace publique où les partis politiques font chorus avec les syndicats des travailleurs, les syndicats du patronat, les organisations non gouvernementales, les notables coutumiers et religieux, les personnalités, l’intelligentsia, les diverses composantes de la Société civile. Cette mise en synergie des forces vitales de la société globale a donné corps aux Assises nationales dont l’oecuménisme fait office de dialogue démocratique.
Cette initiative est d’autant plus salutaire qu’elle brise le cercle ferme du champ politique en le redimensionnant avec une nouvelle charge citoyenne. Dés lors, les politiques et les citoyens sont sur le même piédestal et discutent de la crise multiforme qui gangrène le Sénégal. Chaque participant apporte son concours à cette réflexion dont l’ambition est de fonder un consensus autour d’un nouveau modus vivendi pour un Sénégal moderne.
Cette effervescence citoyenne met en mouvement l’esprit Benno qui va enfanter le Front Benno Siggil Sénégal et cimenter toutes les volontés, toutes les énergies dans un courant politique puissant susceptible de renverser la vapeur et rétablir les rapports de forces dans le jeu politique.
Les victoires fulgurantes de ce cadre unitaire lors des locales du 22 mars 2009 fait renaître l’espérance chez des populations meurtries par le recul économique et social opère par le Sénégal avec le pouvoir issu de l’alternance.
La perte de bastions importants comme Dakar, Saint-Louis, Thiès, Kaolack, Fatick, Diourbel, Mbour, Louga a entraîné un rééquilibrage des rapports de forces politiques en faveur des forces novatrices. Ce faisant Me Abdoulaye Wade prend conscience de l’érosion de son hégémonie. Grâce à la perte de confiance sur le bien fondé du pouvoir, Il devient de plus en plus réceptif au dialogue qu’il inscrit, désormais dans son agenda politique non sans ruse.
La question qui taraude l’esprit est celle de savoir : le dialogue est-il fécond si sa vacuité a crée les conditions de possibilité d’un courant politique porteur ? La lutte unitaire n’est-elle pas la voie royale pour venir à bout de l’arbitraire ? L’étude judicieuse de ces interrogations autorise la renaissance de l’espérance.
Ahmadou Mokhtar Mbow met en lumière cette perspective dans les termes suivants : « Quand les partis politiques s’élevant au dessus des querelles intestines, quand les hommes de réflexion font preuve de mansuétude et de longanimité, conjuguent harmonieusement leur vues aux celles de la société pour une union sacrée soudée par l’étincelle vues de génie par le plein de compétence et de générosité que chacun porte en soi alors un prodige peut s’accomplir » (Discours d’ouverture des Assises nationales, 1 juin 2008. Dakar).