La provincialisation !
La provincialisation !
Lors de la célébration de la ‘Journée de la femme’, le président de la République, dans son discours, a annoncé son intention d'ériger le Sénégal en provinces, pour ‘asseoir la démocratie à la base’. Dans cette perspective, il a demandé aux Sénégalais de communiquer le produit de la réflexion qu'ils auront faite sur le sujet.
S'agissant du devenir de notre pays, le sujet revêt une importance capitale et nécessite une étude qui va au-delà de la surface de l'eau. Mais pour ce qui nous concerne, il faut avouer que l'examen des éléments publiés dans la presse, seuls paramètres dont nous disposons, a très vite mis à jour, la probabilité d'une perspective qui ne serait pas conforme à celle qu'espère l'Etat, en lançant le projet de la provincialisation.
En effet, si la provincialisation annoncée présente, au plan formel, quelques caractéristiques du fédéralisme territorial, les réalités sociologiques des futures provinces feraient, à l'usage, qu'elles se rapprochent du fédéralisme personnel, sans en emprunter toute la spécificité. C'est que le fédéralisme personnel tel que connu, dans l'empire d'Autriche (Moravie et Bukovine), dans les Etats Baltes de l'entre-deux guerres ou au Liban, ou à Chypre, confère à une communauté ethnique reconnue comme personne morale non territoriale, des droits collectifs, notamment celui de gérer certaines institutions. Ces droits ne concernent que des domaines définis et ne s'appliquent pas à l'ensemble de la population d'une région ; ils s'appliquent séparément à chaque communauté. A cet égard, il pourrait être rappelé qu'en Belgique, dans une région comme Bruxelles, les communautés française et flamande gèrent chacune, tout ce qui touche aux ‘droits personnalisables’.
Par contre, au Sénégal, les populations d'une province seront indistinctement placées sous l'autorité de deux pouvoirs, à savoir : un pouvoir législatif exercé par une assemblée provinciale, et un pouvoir exécutif ayant à sa tête un président et des secrétaires qui feront office de ministres provinciaux.
Or, en examinant le paysage ethnique de chacune des futures provinces, l'on se rend compte que, partout, il existe ce que Edem Kodjo (Et demain l'Afrique) appelle un puzzle ethnique, avec une ethnie dominante, à laquelle reviendraient tous les postes électifs et qui, par ce fait, imposerait indéfiniment sa loi aux ethnies minorisées. Ainsi, il pourrait être dit qu'au Fouta, il y aurait le règne halpular, au Cayor et au Djolof celui des Wolofs, à Sédhiou, les Mandingues seraient au pouvoir, etc.
Dès lors, l'éventualité d'une dissociation sociale aussi grave pour le Sénégal, commande d'accorder toute la considération qui sied à l'état de l'écorce sociale, pour essayer, par une analyse prospective, d'apercevoir les conséquences réelles qui pourraient résulter de la provincialisation. Il peut être facilement constaté qu'aujourd'hui encore, l'intégration sociale reste à parfaire ; par exemple, lorsque le président se déplace dans la plupart des régions, il lui faut l'assistance d'un interprète, comme ferait un Français ou un Allemand.
L'idée de l'Etat est ignorée à un niveau insoupçonné ; tandis que les concepts de Patrie et Nation ne sont que des abstractions pour une partie importante des populations. Cette absence de socialisation politique a favorisé l'émergence d'une crise morale profonde, qui a fortement ébranlé la plupart des valeurs et des principes qui formaient l'armature de la conscience individuelle et collective de notre société. Et ceci a fini par installer une atmosphère de cynisme caractérisé par le fait qu'à tous les niveaux, l'appât du gain et la frénésie du toujours plus étouffent la Raison. L'intérêt général ne s'appréciant presque plus que par rapport aux intérêts particularistes.
L'état de l'écorce sociale a une importance particulière dans la réussite ou non de la provincialisation, car selon Emile B., ‘le génie du penseur n'a pas tout fait, le milieu social et les circonstances ont été de moitié avec lui’. Toutefois, l'étude de l'écorce sociale ne suffirait pas pour motiver la décision d'entreprendre une réforme aussi importante que la provincialisation, si elle n'était pas complétée par une appréciation objective des conséquences qui pourraient en découler.
C'est pourquoi, il est nécessaire de se rappeler que, malgré la proclamation de ‘l'intangibilité des frontières’ qui avait été faite lors du sommet de l'Organisation de l'unité africaine (Oua) au Caire, le 2 juillet 1962, celles-ci n'ont pas une grande signification dans l'esprit des populations, parce que l'aire géographique qu'occupe une ethnie, ne se situe pas toujours à l'intérieur d'un même Etat. Il a même été constaté que, dans les régions frontalières, il y a souvent plus d'affinité ethnoculturelle entre gens de pays différents qu'entre gens de même pays.
Il est donc à craindre que le cloisonnement qu'implique la provincialisation, provoque le renforcement des spécificités linguistiques et culturelles et annihile le processus d'intégration globale ; et avec le temps, les frontières sociales pourraient devenir infranchissables. Alors, à cause de ses réalités sociopolitiques et de son mode de fonctionnement, la province ne pourrait jamais instaurer une démocratie libérale, parce que le principe d'égalité y serait méconnu. C'est qu'en l'occurrence, tout comme dans ‘le meilleur des mondes’ d'Uxley, les individus naîtraient, arbitrairement ‘estampillés’ suivant l'ethnie à laquelle ils appartiennent; étant entendu que les pouvoirs exécutif et législatif seraient indéfiniment détenus par l'ethnie dominante (dans le Sine les Sérères ; dans le Fouladou les Peuls, etc.) ; tout au plus, il pourrait y avoir ce que les théoriciens de la politique appellent la ‘démocratie antique’, où les droits des ethnies minorisées ne sont pas respectés et où le népotisme et l'arbitraire sont érigés au rang de mode de gouvernement. Or, lorsqu'un groupement social, culturellement hétérogène est indéfiniment dominé par une ethnie, il se produit une exacerbation de l'ethnicité qui, à terme, peut aboutir à des violences collectives.
En tout cas, il y a une forte probabilité que l'esprit d'ethnie qui serait entretenu et développé dans les provinces, dégénère en esprit nationalitaire qui est source d'irrédentisme. A ce propos, il est important de tenir compte des réalités socioculturelles qui prévalent dans les régions Sud du pays. Les populations de ces régions partagent la même langue, la même culture et parfois la même histoire (le grand Gabou, l'empire du Mali) avec les Etats limitrophes. Ceci fait que l'enclavement et la pauvreté aidant, ces provinces seraient particulièrement perméables à la propagande subversive.
Au total, nous pensons qu'un projet de provincialisation d'un pays comme le Sénégal, semble devoir demeurer au stade de projet pendant longtemps. Quant à la démocratie, il est constant qu'elle ne se cultive ni ne s'octroie à la base ; elle s'acquiert au niveau national, si tant est qu'elle est la manifestation de la souveraineté des peuples ; ceci fait dire que le manque de démocratie ne peut exister ou perdurer, que par l'apathie des peuples.
Souleymane NDIAYE Officier à la retraite Docteur en Droit et Sciences criminelles
Du syndicalisme des employés à la syndicalisation des agriculteurs
Le syndicalisme, né vers 1880, des âpres luttes de la classe ouvrière face à la bourgeoisie française et anglaise issue de la révolution industrielle, a fini par s’implanter en Afrique. L’intérêt général des salariés à travers l’amélioration des conditions de travail, à savoir l’augmentation des salaires, la baisse des heures de travail et la suppression des licenciements abusifs, entre autres, sera défendu au prix de plusieurs vies humaines. Mai 1891, première célébration française et internationale de la journée d'action du 1er mai et mai 1968, grève générale des travailleurs, marqueront deux tournants décisifs dans les luttes syndicales. Plus tard, le mouvement syndical polonais incarné par ‘Solidarité’ qui a poussé la lutte ouvrière jusqu’à installer Lech Walesa, son leader, au pouvoir en 1989, réalisera la victoire syndicale la plus éclatante.
Ici, chez nous, les premières organisations syndicales dignes de ce nom virent le jour avec les cheminots des chemins de fer Dakar-Niger. Leur grève que Sembène Ousmane relate avec brio dans son livre Les bouts de bois de Dieu montre comment ces ouvriers ont héroïquement combattu l’exploitation inhumaine imposée par l’administration coloniale. De fil en aiguille, avec l’épaississement du tissu industriel africain et sénégalais en particulier, d’autres syndicats d’ouvriers et d’employés vont émerger avec notamment Doudou Ngom, Madia Diop comme précurseurs, Mamadou Ndoye, Iba Ndiaye Diadié, Mademba Sock, entre autres, comme successeurs. Ils arracheront des victoires historiques, changeant radicalement les conditions de travail des ouvriers, employés et surtout enseignants, dans le traitement salarial, le logement, la protection sociale, les Droits de l’homme. A la base de ce résultat, une écoute plus attentive des autorités et un syndicalisme dynamique et offensif.
Mais tous les secteurs n’ont pas vu leurs conditions s’améliorer. Les agriculteurs, les éleveurs et les pêcheurs vivent encore dans des conditions difficiles et précaires. Pour réduire l’écart entre le niveau de vie des populations urbaines assez bien défendues par les syndicats et celui des populations rurales chez qui le taux de pauvreté est le plus élevé, des organisations multiformes se font les voix de ces ‘sans-voix’. Nées dans un cadre informel et inorganisé, elles étendent, pour la plupart, un maillage touffu, avec des redondances, des télescopages et des contradictions internes, des guéguerres qui ne peuvent que nuire à la cause du monde rural. Des regroupements interprofessionnels vont s’opérer d'abord à travers l'Union nationale des coopératives agricoles du Sénégal (Uncas), puis des plates-formes agricoles qui sont principalement : le Cadre national de coopération et de concertation des ruraux (Cncr), les Forces paysannes, la Confédération paysanne, l'Union des ‘3P’, le Mouvement sénégalais pour le développement (Msd) et la Convention nationale pour le développement rural (Cndr). Le mérite de ces plates-formes est de remonter auprès de l’Etat et du grand public le niveau d’application des politiques agricoles, leur impact mais aussi les doléances de ces populations.
S’il faut noter que ces organisations comptent en leur sein un nombre important de membres, il faut reconnaître que la majorité des acteurs du monde rural ne se retrouve nulle part dans ces associations et ne bénéficie pas souvent des retombées y afférant. Si les leaders de ces organisations peuvent revendiquer un nivellement avec leurs homologues du commerce, de l’industrie ou de l’administration, qui leur donne accès à un niveau de vie confortable, voire élevé (véhicules, missions à l'étranger, villas à Dakar, etc.), ce n’est pas du tout le cas pour le paysan de la campagne, le pasteur des zones reculées ou le pêcheur des hautes mers. L'accroissement du niveau de vie du paysan est des plus faibles. Le brave homme produit l’arachide, culture de rente, mais son pouvoir d’achat ne lui permet pas de goûter comme il se doit au plat national, du fait de la cherté de son huile. Ce qu’il gagne en trois mois de labeur, couvre à peine ses besoins durant cette même période, mais il doit vivre avec pendant douze mois. En moyenne, son revenu mensuel loin du Smig, est l'équivalent de la facture d'électricité d'un citadin moyen. La pension à la retraite, il ne connaît pas. Et, n’ayant pratiquement pas accès à une protection sociale pour sa santé et celle de sa famille, il se résigne et attend la fin de ses jours, la mort dans l’âme.
Ailleurs dans des pays comme la France et particulièrement le Canada, la Hollande, le Brésil et l'Inde, ce sont les agriculteurs, éleveurs et pêcheurs qui incarnent la marche du développement économique et impriment sa cadence. Pour y arriver, ils ont su, très tôt, faire appel à la syndicalisation des agriculteurs. En France, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (Fnsea) a accompagné les grandes mutations de l’agriculture depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Au Canada, l’Etat a encouragé et organisé, depuis bientôt cent ans, le regroupement des agriculteurs dans des syndicats locaux sous l’égide de l’Union des producteurs agricoles (Upa), l'interlocutrice unique, la voix officielle qui parle au nom de tous les agriculteurs du Québec et qui rassemble 94 % des organisations syndicales agricoles. Le résultat est fort appréciable : un pays développé, des agriculteurs unis, prospères et épanouis.
Le président de la République, s’inspirant sans doute de toutes ces expériences, veut booster l’agriculture sénégalaise lestée par les pesanteurs du sous-développement. Malgré les centaines de milliards investis par les différents régimes de Senghor, Diouf et Wade avec ses subventions records dans la diversification agricole et la Goana, aucune communauté rurale parmi les 370 que compte le pays, ne semble avoir bénéficié des milliards de francs injectés dans la relance de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche.
Pourtant, cet argent ne s’est pas évaporé. Il a peut-être atterri dans d’autres mains. Le rôle et la responsabilité de l’Etat étant, entre autres, de réduire les inégalités entre populations urbaines et rurales, en améliorant les conditions de vie de ces derniers, d’amorcer la croissance économique en faisant de l’agriculture le moteur du développement industriel et artisanal, le modèle canadien est une référence. Pour cela, il fallait un cadre, en l’occurrence un ministère chargé des Organisations paysannes et de la Syndicalisation des agriculteurs.
Evidemment, nombreux ont été ceux qui ont sursauté en apprenant cela. Le concept étant inconnu sous nos cieux, certains n’ont pas cherché loin et n’ont voulu voir qu’une volonté d’imposer un syndicat d’Etat. Le syndicalisme, malgré ses nombreuses victoires pour les travailleurs, est devenu un mot négativement chargé pour le commun des Sénégalais, du fait des conséquences néfastes qui résultent des bras de fer entre les autorités et les grévistes (paralysie des transports, coupures d’électricité, lycées et écoles sans classe, années blanches, baisse considérable du niveau des élèves, chasse aux bus, ordures partout en ville et dans les foyers, hôpitaux sans blouses blanches, grèves de la faim, meurtre syndical…). Ce contexte d'apparition de la syndicalisation n'est pas pour faciliter les choses. Même dans le cercle des initiés, il y en a qui préfèrent croiser les bras et regarder faire pour des raisons inconnues… Pourtant, l’objectif de cette syndicalisation est la professionnalisation et le bien-être des agriculteurs, éleveurs et pêcheurs, dans un cadre démocratiquement élaboré et à même de procurer un développement durable.
Sans tambour ni trompette, le ministre Khadim Guèye a pris son bâton de pèlerin pour faire le tour des régions, départements et communautés, expliquant clairement aux acteurs du monde rural qu’ils ont là, l’opportunité de s’organiser démocratiquement depuis leurs villages jusqu’au niveau national, pour prendre en main leur propre destinée, avec le moins d'intermédiaires. Cette solidarité syndicale leur donnera une force de négociation jamais obtenue face à l’Etat, aux industriels et aux bailleurs internationaux. Ils choisiront eux-mêmes leurs représentants.
Dans sa volonté de réorganiser le monde rural, de mieux responsabiliser les producteurs et de les appuyer en équipements et subventions, l'Etat a prévu une banque rurale à des taux préférentiels militant à leur cause. Aujourd’hui, cinq plates-formes parmi les six citées en introduction adhèrent au principe et travaillent avec d'autres leaders pour la mise en place des instances du syndicat ‘Japandoo’. Vu les limites de toutes ces organisations paysannes, l'Etat a le devoir de les sensibiliser, de les orienter et de les convaincre à épouser de leur propre chef des formes plus achevées, telles que cela se fait ailleurs en Europe, en tenant compte de nos propres réalités.
Le processus de la syndicalisation est un avant-goût de la double planification qui consacre l’implication réelle des administrés aux décisions des administrateurs. Finis les sommets qui dictent leurs lois à la base. Finie l'époque où l'Etat et les industriels fixent les prix et le démarrage des campagnes, devant des producteurs insuffisamment et mal représentés, particulièrement pour l'arachide par manque de filières spécialisées. Fini le temps où seules les familles des fonctionnaires et autres employés du secteur privé ont droit à une couverture médicale. Désormais, les agriculteurs éleveurs et pêcheurs pourront gérer leurs produits, assurer les risques et espérer comme les autres une retraite méritée.
Vu l'espoir suscité par la naissance de ce syndicat, si les Sénégalais l'inscrivent dans le court et le long terme, dans un élan unitaire (‘Japandoo’ en wolof), sans considérations partisanes, nul doute que le monde rural connaîtra une révolution.
Cheikh Bamba DIOUM bambadioum@yahoo.fr