La politique peut-elle être morale ?
Dans un contexte de crise exacerbée, où les citoyens cherchent à satisfaire les besoins primaires, il peut paraître provocateur de soumettre à la réflexion collective un questionnement, à première vue, philosophique. Mais avons-nous vraiment le choix ? Pouvons-nous continuer à exiger des acteurs politiques des choses impossibles et inconciliables : faire le bien sans faire le mal ?
Un éminent conseiller de l’ancien Président américain, Geor-ges Bush junior, a écrit que la puissance des Etats est indissociable de la pratique par ses dirigeants d’actes monstrueux. Il est vrai que son livre était paru dans un contexte où la politique étrangère de l’administration Bush faisait l’objet de vives critiques de la part de certains pays la vieille Europe. Il s’agissait, pour l’auteur, de rappeler à ces moralistes d’aujourd’hui, la barbarie et les atrocités d’hier (l’esclavage, la colonisation et les génocides), commises par leurs aînés.
Si on peut définir la morale comme la capacité de faire le bien plutôt que le mal, on se retrouve, dès lors, confronté à une insidieuse double interrogation : qu’est-ce que le bien ? Qu’est-ce que le mal ? Outre, que l’honnêteté intellectuelle exige de nous la reconnaissance qu’il ne peut y avoir une réponse unique et universelle à ces questions, de même devrions-nous avouer notre impuissance à donner tort ou raison à ceux qui pourraient être tentés d’invoquer le droit à commettre un mal nécessaire pour préserver un bien plus fondamental. En fait, la vraie problématique de la morale se trouve dans cette équation simple mais implacable : qui décide de ce qui est bien ou de ce qui est mal ?
La réponse : c’est l’Homme. Avec tous ses défauts et toutes ses imperfections. Or, nous voilà ramenés au cœur de notre questionnement, le jugement d’un acteur politique et celui d’un citoyen ordinaire non engagé ne peut être le même. Lorsque, généralement, nous jugeons un acte politique controversé, nous ne prenons en compte que des informations parcellaires.
L’opposant ne cherchera, le plus souvent, qu’à mettre en évidence les inconvénients d’une décision du gouvernement et celui qui est aux affaires ne mettra l’accent que sur les avantages. Les uns et les autres ne chercheront, en définitif, qu’à tirer la couverture à soi. Mais, aucune décision politique n’est prise à la légère, chaque camp pèse et soupèse en se fondant sur la morale ou sa compréhension de celle-ci. Mais où est le bien et où est le mal ?
Pour un acteur politique, trop souvent malheureusement, le bien est synonyme de tout ce qui le fera accéder ou durer au pouvoir, à l’inverse le mal est tout ce qui peut lui faire perdre ce pouvoir ou l’empêcher d’y accéder. Pour la plupart des gens qui ne sont nullement désireux ni de conquérir ni de conserver une once de pouvoir, il est tout à fait compréhensible de ne pas avoir la même acception du bien et du mal que les acteurs politiques. C’est pourquoi leurs actions nous paraissent si peu «morales» et leurs explications alambiquées. Car celles-ci ne prennent jamais en compte les vrais mobiles. Néanmoins, il peut arriver, fort heureusement, qu’un acteur politique s’élève au dessus de ces contingences pour s’accrocher, à une conception du bien et du mal plus proche, non de celle du plus grand nombre mais de ce qui sert ou peut servir durablement le plus grand nombre.
Dans ce cas, l’acteur politique choisit d’être impopulaire et incompris. Et si d’aventure, les faits tardaient à lui donner raison, il sera, sans ménagement, balayé comme un mal propre.
Pour beaucoup de citoyens, cependant, la politique ne peut être morale car, pour eux, les mobiles des politiques ne fondent pas, à leurs yeux une morale satisfaisante. Mais à y regarder de près, la morale suspecte des acteurs politiques, on se rend compte que c’est souvent celle du bon sens, qui la commande et la justifie.
Au Sénégal, si vous êtes acteur politique, que vous refusez de répondre aux nombreuses sollicitations dont vous êtes l’objet de la part de vos parents, de vos compagnons, vous pouvez dire adieu à vos ambitions de pouvoir. Mais, comme vous ne pouvez gagner assez de revenus par la sueur de votre front, vous voilà embarqués dans des mics-macs qui vous éloignent, assez vite, de la droiture et de l’intégrité. En réalité, la morale en politique existent bel et bien ; le nier c’est nier également que la politique ne crée pas les comportements mais qu’elle s’en sert.
La morale, c’est-à-dire, la connaissance du bien et du mal, est une valeur que nous enseignent ou que devraient nous enseigner la famille et l’école. Mais, dans notre pays, les chefs de famille sont trop souvent absents de la vie de leurs enfants et l’école trop écrasée par le poids du marché. Nos enfants, dès lors, écoutent peu ce que nous leur recommandons de faire ou de ne pas faire ; par contre, ils regardent beaucoup nos faits et gestes et s’inspirent de ce qu’ils nous voient faire. Or que voient-ils ?
Que malgré les discours sur la tortuosité des politiciens, leurs aînés ou leurs parents montrent un grand empressement à les accueillir dans leur demeure et à les flatter lorsqu’ils ont l’occasion de leur faire face. Que ces mêmes adultes sont sans réaction lorsque des jeunes, par milliers, au mépris de leur vie, s’en vont chercher une utilité par delà les flots : là-bas à «Barça ou à barzakh».
Nos enfants voient combien nous sommes négligents à faire le travail pour lequel nous sommes pourtant payés. Ils voient comment nous restons passifs, en dénonciateurs inconséquents, devant les maux de notre société. Ils voient comment nous sommes incapables d’entretenir, proprement notre environnement et d’assumer avec un minimum de satisfaction la responsabilité parentale que nous avons pourtant librement accepté de supporter. Où est le bien ? Où est le mal ?
Comment la politique peut-elle être suffisamment morale si le niveau d’exigence des citoyens envers leurs dirigeants et envers tous ceux qui assument une quelconque responsabilité collective est si bas ? Mais, dans le fond, je crois que ce qui rend la politique si critiquable et ses praticiens si vulnérables à la vindicte populaire se trouve dans l’impossibilité de concilier la vertu et l’action. Car à la différence de la morale, qui est à la portée de presque tous, des voyous comme des saints, la vertu (que l’on prend, à tord, pour elle) est synonyme d’infaillibilité. De ce point de vue, seuls les saints peuvent prétendre à la vertu. Mais, nous le savons tous, les saints ne sont terrestres que de par leur carapace, tout le reste est étranger à ce monde. L’homme de pouvoir, lui, est obligé d’agir, de faire des choix, ce faisant, il fait plus d’erreur que les autres qui sont figés dans une contemplation morbide du monde. Or, toute personne qui se bat, pour défendre une cause, court le risque de se brûler le corps à défaut de calciner sa conscience.
C’est pour toutes ces raisons, et pour d’autres, que je crois, humblement, que la politique, au Sénégal, conserve encore en ses pratiques de la morale, car elle est faite par des hommes et des femmes en mouvement, qui refusent l’indifférence et la passivité, qui s’efforcent de soulager les plaies sociales au détriment de leur confort personnel et familial. Au contraire de tous ces donneurs de leçons, prompts à s’émouvoir d’un rien mais incapables de rien entreprendre pour changer le cours des choses.
Qu’ils soient «transhumants», «voleurs», «opportunistes» ou «démagogues», nos hommes politiques ont toujours réussi, ceux du pouvoir comme ceux de l’opposition, depuis les Indépendances, à préserver la paix civile, à nous éviter les affrontements sanglants et l’aventure. Ils ont construit un Etat stable et crédible dont les fondements, osons parier, résisteront à toutes les tempêtes d’où qu’elles viennent.
En attendant de convaincre le plus grand nombre d’entre nous de la grande utilité de leurs efforts quotidiens, espérons qu’ils sauront toujours être là pour pleurer avec nous, dans nos malheurs même si nous ne pourrons, en retour, que nous délecter de leurs misères.
Où est le mal ? Où est le bien ?
Tamba DANFAKHA / talantamba@yahoo.fr