CE MONUMENT Là
Monument-bi
’La moralité d’une œuvre d’art, c’est sa beauté’ (Leconte de Lisle, un des chefs de file de l'Ecole Parnassienne du XIXe siècle).
Le monument qui fait tant parler de lui est comme la chèvre de Monsieur Seguin et le sac à mains de Madame Thatcher. Célèbre comme eux, il est identifiable au seul énoncé du patronyme qui le qualifie. Ce monument, c'est celui de Wade. Borom Monument-bi, devra-t-on donc s'habituer à dire dès maintenant. Il en est le farouche symbole. Ce monument auquel il tient comme à la prunelle de ses yeux, est sous son étroite surveillance, et gare à celui qui ose le critiquer. Ses foudres l'attendent. De là à n'y voir qu'une gâterie de vieillard, il n'y a qu'un pas. Je n'hésite pas à le franchir. Mais il y a plus grave. Car je n'ai pas de doute que cette détermination du vieil homme à défendre, bec et ongles, son bijou architectural, sort des limites de l'ordinaire. Elle défie toute rationalité. Serait-ce donc un projet dont les soubassements échappent à la logique des individus normaux, ceux vivant loin de certains cercles inaccessibles aux non-initiés ? Si tel est le cas, pourquoi alors se fatiguer à verser une contribution de plus à un débat impossible, dont les frontières sont précisément tracées par les raisons cachées, à l'origine de sa mise en place...
Mais nak, vraiment, il faut bien en parler de ce monument. Au moins parce que, mystérieux, il soulève des interrogations monumentales, n'en déplaise à Abdoulaye Wade ! Celle de savoir pourquoi l'a-t-on construit si vite s'est, d'abord, imposée à moi lorsque je l'ai vu la première fois, il y a moins de six mois. En vrac, d'autres questions ont surgi, aussitôt après : quelle en est l'urgence ? Dans quelles conditions - et où a-t-il été décidé qu'il doit incarner la renaissance africaine ? Par quelle instance de validation institutionnelle africaine ? Qu'a-t-on fait des normes et procédures, ou était-ce, une fois de plus, la gouvernance informelle qui a été actionnée pour son lancement ? Comment son financement a-t-il été fait, à partir de quelle justification budgétaire ? Par qui ? Et puis, pourquoi avoir mis tant de billes dans ce monument alors que le financement de la plupart des industries culturelles est largement négligé ? N'est-il, in fine, qu'un maigre lot de consolation pour faire oublier le flop magistral du Festival mondial des arts Nègres (Fesman), sans que les structures de contrôle aient encore fait le compte des dépenses publiques colossales que cet autre projet chimérique a occasionnées, au profit de quelques individus ?
Franc-maçonisation du Sénégal ?
La renaissance africaine que le monument entend célébrer n'est pour l'instant qu'une vue de l'esprit. Dès lors, faut-il n'y voir qu'une construction théorique plutôt destinée à ré-armer moralement des peuples africains qui n'en finissent pas de voir combien leur continent est travaillé par des forces rétrogrades, dont les plus actives sont ces dirigeants proclamant le réveil de l'Afrique mais qui, par leurs décisions et actes, en sont les principaux fossoyeurs ? Plus prosaïquement, comment, et par quelle procédure d'appel d'offres, sa construction a-t-elle été confiée au plus controversé des architectes sénégalais ? Les normes de gouvernance, par la transparence et l'équité qu'elles exigent, ont-elles eu quelque rôle dans la formulation et l'attribution de ce marché financièrement important sous nos cieux ? Au détriment de quelles priorités l'arbitrage budgétaire en faveur de son érection a t-il été fait ? Quelle symbolique faudrait-il voir dans le rôle des intervenants Nord-Coréens ? Leur présence sur le site du projet encourage le rapprochement entre ce monument et les œuvres architecturales célébrant un certain Kim Il Sung et sa descendance.
Plus sérieusement, ce monument-ci, Monument-bi, comme disent les Wolofs, serait-il un sacrifice à des forces occultes dont la première des conséquences est de placer le Sénégal, 50 ans après son indépendance, sous de nouvelles influences, pour le mettre sous un joug d'autant plus dangereux qu'il est invisible ? Le fait qu'il soit là, planté au sommet de l'une des rares collines de la capitale sénégalaise, bien visible à la vue de celui qui débarque à l'aéroport Dakar-Yoff, semble donner l'impression additionnelle qu'il représente le nouveau Dieu proposé à un peuple qui ne cesse pourtant de revendiquer son appartenance aux religions révélées. Pour cette raison, la question sacrilège ne peut être éludée : que pensent de cette œuvre païenne ces chefs religieux sénégalais, de l'Eglise et des mosquées, vers qui se tournent tant de Sénégalais, en quête de spiritualité ? Prompts ces temps-ci à se mêler des affaires politiques, qu'attendent-ils donc pour dire ce que recommandent l'Islam et la chrétienté, mais surtout le bon sens, de ce projet somptuaire, coûteux ? Leur responsabilité, en particulier celle des dirigeants musulmans, est directement engagée. Même si la laïcité de l'Etat du Sénégal doit demeurer la norme dominante, ils n'en sont pas moins interpellés, au premier chef, puisque le régime libéral a constamment recherché leur onction pour couvrir la plupart de ses actes, pour se légitimer.
Leur éclairage ne suffira pas cependant à lever tous les soupçons autour de ce monument. C'est qu'il s'agit d'une affaire trop bizarre. Lou doy waar, dirait-on dans nos contrées profondes. A tel point que la première fois que je l'ai aperçu, comme un gros nez au milieu du visage du Cap-Vert, un frisson a parcouru mon corps. J'ai eu peur. Peur parce que les goûts et les couleurs ne se discutant pas, je l'ai trouvé laid. Peur de ce que les personnes qui sont ses traits saillants, quasi nues, n'incarnent pas ce qu'il y a de plus beau et digne pour une vraie renaissance africaine. Peur surtout de ce qu'il peut représenter en cachette. Peur des nombreux non-dits l'entourant. Peur de sa signification profonde pour notre pays : est-il le symbole d'une franc-maçonisation du Sénégal ?
Jusqu'à présent, les explications que j'ai entendues ne suffisent pas à lever mes inquiétudes sur ce monument. Elles sont enfouies dans ma conscience et seule l'habitude m'amène à m'intéresser à d'autres questions encore plus terre à terre, à son propos. En le percevant sur cette route de Ouakam, on mesure vite combien il détonne ici. Le regard le plus distrait ne peut ignorer cette misère omniprésente, partagée avec le reste du Sénégal, qui se laisse découvrir dans les parages. L'esprit vagabonde aussitôt pour se demander pourquoi une telle œuvre est-elle construite dans un pays où les besoins primaires non satisfaits sont le quotidien de plusieurs millions, de l'immense majorité, de ses habitants.
Mer de misère
L'art pour l'art, selon l'Ecole parnassienne, se justifie-t-il dans ce Sénégal où l'électricité est une denrée rare et où, dans les rues et ruelles, des familles de plus en plus nombreuses ne parviennent plus à vivre dignement. N'arrivant plus à manger à leur faim, à se vêtir ou à se soigner, elles constituent les cibles prioritaires de toute ambition de développement national crédible.
Dans un tel contexte, voir là ce monument pendant que les hôpitaux, pour ne citer que cet exemple, manquent de tout, s'ils ne sont devenus des mouroirs, voilà de quoi contredire, avec peu de mots, ceux qui se font ses avocats au nom de quelque ambition ou vision de son concepteur. C'est comme si, à l'image de ces poches de richesse surgies comme des champignons dans quelques endroits du pays, le sens des priorités est inversé. Mais sans s'interroger outre mesure sur l'origine de certaines fortunes ni refuser de saluer les efforts fournis pour doter le pays d'infrastructures malgré tout encore insuffisantes, ni aussi oublier la part de responsabilité, par son inaction, de l'ancien régime socialiste, sur divers fronts du développement, on ne peut cependant pas justifier un tel projet tant il jure d'avec son milieu ambiant. Pour s'en convaincre, il suffit, comme je l'ai fait, de s'y rendre la nuit. En passant sur le bas-côté de la route qu'il couve, ce qui retient l'attention, c'est cette obscurité qui rend encore plus cocasse sa présence. On est pris d'un rire jaune en (re)pensant aux fanfaronnades de l'ancien maire de Dakar, M. Pape Diop, qui affirmait sa détermination à faire de la capitale sénégalaise la ville la plus... éclairée du monde, au moment ou, sous les caméras de la télévision, il inaugurait, il y a quelques années, de nouveaux lampadaires sur l'avenue Faidherbe.
Au milieu d'une mer de misère, ce monument serait-il en fin de compte une diversion ? C'est comme s'il traduit une volonté d'entraîner le peuple sénégalais dans un voyage de rêve. Une fuite en avant qui ravit les exégètes de ce projet. Ils ont beau jeu de tenter de justifier sa pertinence en rappelant que l'Afrique, elle aussi, comme les autres régions du monde, a le droit d'entretenir des rêves de grandeur architecturale. De faire des folies, de vouloir vivre de vision et de confier son destin, pour ce qui est du Sénégal, à un démiurge qui ne saurait se tromper. Gustave Eiffel et Abdoulaye Wade auraient donc le même combat. Et demain, plus tard, assurent-ils, croix de bois, croix de fer, le monument, en plus d'être une attraction touristique, sera validé par ce qu'il apportera au pays. Pour eux, les soucis du présent ne doivent pas exclure l'action qui prend en charge le futur. Grandiloquents, ils disent que cela relève de la prospective. On se retrouve dans les méandres de la Wade Formulae, ou de quelque projet brouillon sorti des méninges d'un homme qui ne se prive pas de dire à ses confidents qu'il est pressé, c'est-à-dire prêt à tout faire pour laisser sa marque.
Hélas, dans sa folle cavalcade, il en oublie que le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions... Le retour sur terre s'impose donc. Au contact d'une réalité bien différente, en pensant aux problèmes fondamentaux qui sont encore ceux du Sénégal, je ne parviens toujours pas à chasser les questions lancinantes sur ce monument. Elles font bourdonner ma tête, en cette nuit tombante que je passe dans la capitale chinoise, Pékin. Si loin du pays, je ne doute pas que dans un peu plus de dix de jours, l'artiste Wade, au milieu de foules qu'il aura mobilisées financièrement, certaines transportées de loin, au frais du pauvre contribuable local, frimera avec son gadget, devant ses invités, pendant une fête où rien ne sera de trop pour les gâter. Ce jour-là, je serai de ceux qui, dans leur coin, prieront le Dieu, que nous connaissons, afin que les valeurs de notre pays sortent indemnes des libations, au grand jour et en catimini, autour de ce monument, franchement problématique... Je prierai. Parce que le vrai dessein wadien qu'il ne révèle pas, me fait peur.
Adama GAYE Journaliste et consultant sénégalais adamagaye@hotmail.com