M. le ministre d’Etat Gadio
M. le ministre d’Etat Gadio, vous dites bonne gouvernance !
Monsieur le ministre, de ce que j’ai entendu dire vous avez fait du bon job, mais là n’est pas la question puisse que vous étiez payé pour cela. Sauf que dans notre attelage gouvernemental, les ministres compétents font exception. Bref revenons à notre sujet, la bonne gouvernance. J’avais retenu de l’acte 1 de votre déclaration une sorte de repentance dont je me permets de résumer en ces termes, excusez-moi, Excellence, de cette désinvolture : «J’ai travaillé avec ce régime pendant plus de neuf ans, j’ai constaté qu’ils ont l’habitude de toiser avec mépris les principes de la bonne gouvernance, maintenant que je ne fais plus partie du graal, je peux faire appel aux souvenirs lointains de mes cours sur la bonne gouvernance.»
Je me suis dit, cette déclaration mâtinée de frustrations pouvait se comprendre de par la manière inélégante par laquelle son Excellence a été éjectée, mais si on l’analyse sous le prisme de la temporalité, elle est venue sur le tard. Autant sur l’acte 1 je suis sous l’angle de l’analyse et de la compréhension, autant sur l’acte 2 je suis dans la désolation la plus totale. En effet, dans l’acte 2 son Excellence nous dit : «Psitt ! N’allez pas trop vite en besogne je suis toujours avec Wade.» Cette «wade-attitude» qui consiste à tresser des lauriers labyrinthiques au Président à chaque fois qu’un responsable est démis de ses fonctions est tout de même burlesque. Quoique ce genre de déclaration en wadésie relève d’une stratégie qui consiste à attendre encore une fois son tour vu que la roue libérale tourne très vite.
Je disais donc, Excellence, que de la bonne gouvernance il faut qu’on en parle ici et maintenant, cette fois-ci avec beaucoup de liberté, et à propos aussi de ceux qui prennent énormément de liberté avec elle.
De mes lectures, la définition de la bonne gouvernance comprise en tant que l’équivalent de ce que les anglo-saxons appellent «good gouvernance», celle qui me semble être la plus juste se décline ainsi : «La bonne gouvernance peut être entendue comme la gestion des affaires publiques par la génération d’un régime (ensemble de règles) accepté comme légitime visant à promouvoir et améliorer les valeurs sociales auxquelles aspirent individus et groupes.» Je n’ai aucun doute Excellence, que nous partageons la quintessence de cette assertion, mais je suis moins sûr que cette similarité de nos convictions implique de ma part une solidarité sur la posture politique qui est la vôtre.
Toutefois, il faut reconnaître que la notion de bonne gouvernance renferme en elle-même certaines confusions et ambiguïtés liées certainement à son origine, aux motivations et à sa diffusion en Afrique.
Historiquement, le concept de gouvernance a été formulé explicitement en 1989 dans un rapport de la banque mondiale intitulé De la crise à une croissance durable (dit aussi ‘rapport Berg’, du nom de son auteur). Ce dernier partait du constat qu’un environnement favorable au marché, que visaient les programmes d’ajustement structurel, n’était pas une condition suffisante du développement. Ainsi, ce rapport prenait-il en compte les dimensions politiques et culturelles du déclin de l’Afrique, en dénonçant dans la foulée le mauvais fonctionnement des administrations, la corruption, le laxisme dans la gestion des affaires publiques. Il pointait aussi du doigt un certain type de régimes clientélistes et illégitimes qui inhibaient le développement et qui, à ce titre ressortaient du domaine d’intervention de la banque mondiale.
Lorsque furent lancés, dans les années 90, les processus de démocratisation et les conditionnalités politiques des aides au développement, les bailleurs de fonds s’alignèrent sur les espoirs suscités par cette nouvelle vague démocratique. Du coup, les exigences d’une bonne gouvernance vinrent se confondre avec celles de la démocratisation des régimes africains. Ainsi, la banque mondiale non seulement discutait de la gouvernance en termes de réformes du secteur public, de responsabilité politique, de légitimité du régime et d’institutionnalisation du pouvoir par opposition à son usage personnel, mais mettait aussi l’accent sur l’importance du pluralisme politique notamment sous ses exigences de la participation et de la décentralisation.
Mais progressivement, bonne gouvernance et démocratie vont être dissociées, même si elles continuent de se chevaucher. En effet, la démocratie a pour éléments constitutifs le pluralisme, la concurrence, les élections libres au suffrage universel, le constitutionnalisme, etc. La bonne gouvernance, elle, n’a pas besoin d’impliquer un mode démocratique de choix ou une forme spécifique de responsabilité publique comme les élections concurrentielles. Elle est moins associée avec les droits des minorités, et elle n’exige pas la participation directe du gouverné d’une manière significative aussi longtemps que le régime (ensemble de règles) est largement connu et respecté. C’est pourtant dans cette confusion conceptuelle que les «donateurs» occidentaux vont inscrire l’exigence d’une «bonne gouvernance» dans leurs relations avec l’Afrique.
Dans cette optique Excellence, je crains que la bonne gouvernance soit un arbre paradisiaque qui cache une forêt de démocrature.
Par ce nouveau précepte, on s’accommode de tout régime qui assure la performance de l’administration publique, la sécurité, la croissance économique et la stabilité politique, fut-ce en dehors de toute légitimité populaire ou démocratique. Ainsi, parmi les régimes réputés de bonne gouvernance et qui sont devenus des coqueluches des bailleurs de fonds occidentaux, celui de l’Ouganda compte parmi les plus corrompus du continent, alors que ceux du Burkina Faso, du Rwanda et de la Tunisie sont régulièrement accusés de violer les droits de l’homme. Voyez-vous Excellence, la vieille dame de la «démocratie africaine» ne fait même pas partie des élus, c’est dire que vous avez du boulot.
Au demeurant, les seuls critères qui entrent en ligne de compte pour juger un régime en termes de gouvernance sont : la stabilité politique (fut-elle de type dictatorial), la rentabilité des investissements, et le remboursement des dettes extérieures, même moyennant une forte paupérisation de la population.
Excellence osez affirmer le fond de votre pensée, le problème du Sénégal est politique, la solution sera donc forcément politique.
La bonne gouvernance c’est bien, mais une véritable démocratie, c’est encore mieux. C’est pour cela, Excellence, que je vous attends sur le terrain politique, mais ne vous trompez surtout pas de côté.
Baye Ibrahima DIAGNE - résident de la commission bonne gouvernance du Conseil national du patronat (Cnp)