Pourquoi cette rhétorique de victimisation… ?
Dépénalisation du délit de presse : Pourquoi cette rhétorique de victimisation… ?
La frénésie et la passion avec lesquelles les journalistes sénégalais s’emploient à exiger un statut qui les mettrait, de facto, hors du circuit de la justice sont, sous ce rapport, suspectes. Le monde et l’histoire humaine sont tellement remplis d’exemples qui illustrent la souffrance de la vérité (et de ses partisans) que tous ceux qui ont l’ambition ou la prétention de la porter ou de la proclamer doivent se résoudre à cette évidence : la vérité n’a pas de prix, mais elle a un coût et celui-ci peut se révéler parfois excessivement onéreux humainement parlant. Mais au regard de la sacralité de la vérité pour la corporation de journalistes, le plus dur ne doit pas être de dire la vérité : c’est plutôt la chercher honnêtement et la connaître avec précision. Or l’honnêteté n’est pas seulement une exigence morale, elle est aussi et surtout une exigence intellectuelle sans laquelle le travail de l’intellectuel en général et du journaliste en particulier n’est que baratin, compromission, surenchère ou simple onanisme intellectuel. Les hommes politiques paient leurs fautes et crimes a fortiori les simples citoyens : pourquoi les journalistes devraient jouir alors de privilèges exceptionnels en termes de présomption d’innocence et d’impunité tacitement admise institutionnalisée ?
L’honnêteté pour un journaliste sénégalais est de reconnaître que la démocratie sénégalaise a atteint un point où la régression avérée en termes de respect des droits de l’Homme est non seulement devenue impossible au regard de la citoyenneté, mais aussi contre-productive pour ceux qui en seraient coupables. Le peuple sénégalais ne peut plus supporter une remise en cause de ses acquis démocratiques et les pouvoirs politiques qui tenteraient une telle aventure courraient à leur perte certaine ; de sorte que cette sempiternelle frilosité juridique de certains confrères ne peut que susciter la suspicion. Dans un univers politique où chaque jour, l’Etat perd des procès devant la Cour constitutionnelle ou devant le Conseil d’Etat, pourquoi cherche-t-on à surprotéger le journaliste comme s’il était un ovni dans la cité des hommes ou s’il était un être plus fragile que ses concitoyens ?
Dès que les lois commencent à être sélectives dans une cité, celle-ci commence à chanceler et sa mort est définitivement programmée. Et quand la pénalité et les sanctions deviennent, à leur tour, discriminatoires, c’est le règne de l’anarchie ou, au meilleur des cas, de l’oligarchie. La loi ainsi que les sanctions prévues perdent leur sens et leur portée quand des exceptionnalités rythment leur promulgation et leur abrogation. La loi n’est certes pas aveugle, mais sa portée est tellement générale et tellement impersonnelle qu’elle ne peut souffrir de clauses de compromission sans se vider de sa substance. Sous ce rapport, chercher à se faufiler dans les mailles que secrète la prodigalité de la démocratie pour échapper à la sanction nous semble relever d’une culture de l’intrigue. C’est dire que les lois sont donc à la fois nécessaires et vaines ! Nécessaires parce qu’il faut protéger la société de la roublardise et de la méchanceté des tarés, vaines parce que la perfidie et la ruse humaine sont telles qu’ils sont habiles pour contourner les lois. Aucune loi n’est vraiment suffisamment habile et prévoyante pour prémunir l’humanité et la société de la volonté de nuire d’un homme vraiment décidé. Il semble que ce qui est nécessaire, c’est plutôt la vertu de part et d’autre : aussi bien pour les pouvoirs publics que pour les journalistes.
Il ne sert à rien de chercher à barricader les journalistes dans une forteresse qui les mettrait hors d’atteinte en termes de sanction et de poursuites judiciaires, ce serait un mauvais service rendu à la corporation. L’impunité universelle et intemporelle accordée à une corporation serait la meilleure façon de la discréditer, car l’absence de risque de peine ôterait toute limite et toute décence à ceux qui savent profiter des situations ambiguës. Un bon citoyen ne peut pleinement vivre sa citoyenneté sans courir le risque d’être un jour frappé par la justice de son pays. A ceux parmi ses disciples qui étaient venus lui proposer des stratagèmes pour échapper à la peine injuste que sa société avait prononcée contre lui, Socrate répliqua qu’une telle entreprise lui paraissait dénuée de toute moralité, mais aussi de toute cohérence. Chercher à échapper à la sanction, à soi, infligée par les lois est une entreprise sans moralité, selon Socrate, car c’est une façon de corrompre le fondement de sa société. Une telle entreprise est également incohérente, car chacun d’entre nous, à commencer par lui Socrate, a un jour bénéficié de la protection et des faveurs des lois. Comment quelqu’un dont l’éducation, la formation et l’intégration sociale réussie ont été assurées par les lois peut-il, un jour, refuser l’application de ces mêmes lois parce que simplement le sort a voulu que ce soit lui qui est appelé à subir la sanction prévue par ces lois ?
On reproche souvent aux politiques de fragiliser la Justice et de saper dangereusement les fondements de la séparation des pouvoirs, mais on oublie que chacun, dans la sphère de son influence et de son action, contribue à fragiliser les lois et le système judiciaire de notre pays. Si chacun des citoyens, si chacune des différentes corporations le pouvait, les lois obéiraient à ses intérêts et à ses humeurs. On pourrait parodier Saint Augustin en affirmant que l’être humain est dans l’incapacité invincible de se comporter de façon absolument objective et droite et ce, même dans un univers où il y aurait les lois les plus justes au monde. On reproche souvent aux lois ce que notre nature courbe nous incline à faire en toute illégalité et suivant la pente naturelle de notre décrépitude invincible. Le pire ennemi du vrai n’est pas le faux, c’est plutôt le vraisemblable dit-on souvent, et nous croyons que cette maxime est davantage vraie en ce qui concerne les conflits sociaux. La nature de la démocratie d’opinion est, en effet, telle qu’il suffit qu’un groupe d’hommes habiles parviennent à imposer une opinion pour qu’elle passe pour être la vérité indiscutable. C’est ce que Naomi Shomsky appelle avec euphémisme la ‘fabrique du consentement’.
L’opinion selon laquelle le délit de presse doit être dépénalisé est certes répandue, mais croire que les journalistes sont tous et toujours suffisamment nantis de responsabilité et de bon sens pour s’abstenir d’en abuser relève d’une naïveté étonnante ou d’une simple mauvaise foi. De même chercher à prohiber les poursuites judiciaires contre les journalistes, ce n’est pas simplement suggérer que les politiques sont de potentiels prédateurs de la liberté de presse, c’est également reconnaître implicitement que les journalistes sont parfois coupables d’errements qui rendent possibles de telles poursuites. Toutes les poursuites judiciaires contre des journalistes ne sont pas gratuites et arbitraires, car il y en a parmi nous qui n’hésitent pas à passer à travers les mailles des textes législatifs et de la déontologie pour assouvir des desseins criminels.
Nous devons en tant membres d’une corporation délicate et fragile, mais aussi en tant que simples citoyens, défendre le métier de journaliste. Cependant, cette défense ne doit guère prendre l’allure d’un incivisme ou d’un irrédentisme socioprofessionnel. Eric Weil a dit à propos du patriotisme quelque chose qui doit nous inspirer dans toutes nos luttes corporatistes. ‘Il faut savoir se défendre, dit E. Weil, mais avant tout, il faut vivre dans un Etat qui vaut d’être défendu - et qui sera défendu, parce que ses habitants sentent et savent qu’il le mérite et que rien ne serait pire pour eux de le perdre’. Le même raisonnement doit être fait toutes les fois qu’il est question de la protection et de la défense des journalistes, car si dans la corporation, les pratiques et les mœurs sont constamment aux antipodes de la tolérance et de la justice, il n’y a pas lieu d’espérer que les revendications fassent l’unanimité et mobilisent toute la ferveur requise.
La véritable problématique que pose la presse est justement ce cloisonnement morbide qui isole le journaliste dans une sorte de forteresse de sécurité où il échappe aussi bien à la loi qu’à l’inquisition et à la critique populaires. En effet, ici comme ailleurs, les journalistes rejettent toute critique, si elle ne vient pas d’une plume autorisée, qui ne peut être, selon eux, qu’un professionnel de l’information. Ainsi, seuls les hommes de médias doivent analyser et apprécier le travail des médias. Fausse assertion, qui trouve sa source dans les débuts de la profession, quand celle-ci était encore très fragile et subissait des menaces de toutes sortes. Les temps ont changé. Le consommateur qui est souverain, sans qui elle n’existerait pas, a aussi un droit de regard, un devoir de critique sur le produit qu’on lui propose.
Malheureusement, la critique est accueillie comme une levée de boucliers, des accès d’humeur et alors, on crie : à la vendetta, haro sur le musellement de la presse ! On est très prompt à critiquer l’immixtion de la justice dans les ‘affaires’ de presse, mais curieusement il est toujours aphone lorsqu’un confrère viole, même de façon flagrante, les principes élémentaires de la déontologie ou qu’il transgresse les préceptes de la simple honnêteté intellectuelle.
Il y a manifestement ‘une ruse de la presse’ qui est pratiquée sous nos yeux par certains confrères sans que nous en soyons toujours informés. En effet, la maladresse du gouvernement consistant à envoyer régulièrement des journalistes à la Dic à cause d’une simple frilosité à la critique a été savamment exploitée par des confrères et retournée contre le régime. La ruse consiste à s’introduire pernicieusement dans cette brèche malencontreusement ouverte par le régime pour se faire un nom. Les plus grands journalistes de ce monde, on le sait, ont pratiquement tous goûté au calice de détresse servi dans les geôles, d’où, l’occasion faisant le larron, on cherche la célébrité en faisant tout pour se retrouver à la Dic. Et puisque nous sommes dans un pays où la culpabilité ou non du criminel est fonction de sa capacité à susciter un sentiment de commisération au sein du peuple, la tactique consiste désormais à provoquer le gouvernement dont l’allergie à la critique coule de source, et jouer sur la fibre de la sympathie naturelle que les Sénégalais ont pour les victimes. Provoquer la colère et la riposte toujours malhabile du régime et adopter la stratégie de la victimisation : voilà ce qui explique en partie la récurrence des convocations de certains confrères à la Dic.
C’est vrai qu’il y a des confrères qui se sont retrouvés à la Dic parce qu’ils se sont trompés de bonne foi, et d’autres qui s’y sont retrouvés par simple incapacité du régime à dépasser avec hauteur certaines critiques excessives, mais il y en a parmi les confrères qui rusent avec les institutions de ce pays et cela est absolument indigne d’un journaliste. On aime raconter partout qu’avec le régime actuel, la Dic, jadis mythique et quasi mystérieuse, a été banalisée par des convocations intempestives et en n’en plus finir, mais quelle est notre part de responsabilité, nous journalistes, sur cette déconsidération de la Dic ? (A suivre)
Pape Sadio THIAM Journaliste Cabinet Enjeux Com thiampapesadio@yahoo.fr 76 587 01 63